Le valet de Sade, Nikolaj Frobenius



Après le dernier crâne et Madame, le valet… Et oui, encore Sade. Cet auteur à la vie et à la personnalité atypique me fascine, et je ne suis pas la seule dans ce cas si j’en crois la bibliographie, critique aussi bien que romanesque, qui lui est consacrée. Nikolaj Frobenius s’est bien informé à son sujet et, tout en prenant quelques libertés pour les besoins de l’intrigue, a représenté assez fidèlement le « divin marquis » selon les traits de sa biographie officielle. Homme de plaisir et de cour, gentilhomme plein de verve et d’à-propos, il souffrira beaucoup de ses enfermements successifs, en particulier ceux ordonnés par sa belle-mère par lettre de cachet, donc sans procès ni date de fin de condamnation. C’est ainsi qu’il s’aigrira et se radicalisera dans ses écrits, sans jamais avoir réalisé tout ce qu’il a décrit :
- J’ai beaucoup réfléchi dans ma pratique du libertinage, mais je n’ai pas mis toutes mes idées en application. C’est, voyez-vous, une condition de la création, qu’on apprenne à distinguer le récit et la réalité. Je ne suis certes pas un ange. Mais mes forfaits sont risibles au regard de ceux qui sont commis chaque jour par ceux qui nous gouvernent et qui organisent ce pays. [p. 224]

Le marquis de Sade, ainsi que l’indique le titre, n’est néanmoins pas le personnage principal de ce roman : celui qui l’est est bien plus terrible dans ses actes, au point qu’il est parvenu à horrifier son maître même. Il s’agit du valet de Sade, tour à tour nommé Latour, Martin Quiros ou président de Curval (Nikolaj Frobenius a ici réuni deux valets du marquis et l’un de ses personnages en un seul, afin de créer un nouvel être imaginaire aux côtés de Sade). Le lecteur suit son parcours de sa naissance à sa mort, avec un certain Parfum à l’esprit… Cette référence intertextuelle n’est jamais citée, mais est très présente à travers le personnage de Latour, qui se rapproche par bien des aspects de Jean-Baptiste Grenouille : son histoire est également celle d’un meurtrier à la recherche de ce qu’il ignore/ne possède pas (une odeur pour le personnage de Süskind, le sens de la douleur pour celui de Frobenius). Cet « handicap » semble de même le déshumaniser et l’empêcher de connaître la compassion et la morale (jusqu’à un certain point). Malgré l’horreur qu’il suscite, tant par lui-même que par sa recherche macabre de la source de la douleur, ce personnage est tout à fait fascinant et terriblement intelligent. En un certain sens, il interroge également les limites de la science : ses techniques sont discutables, mais lui ont permis de faire d’importantes découvertes scientifiques ; jusqu’où la science peut-elle aller ? est justement l’un des débats qui agite le 18e siècle des Lumières, dont ce Latour fictif est l’une des faces sombres.

Au-delà de cette histoire et de ce personnage qui m’a fasciné, j’ai également beaucoup apprécié les choix narratifs de Nikolaj Frobenius : les chapitres alternent la narration à la troisième et à la première personne du singulier, de façon à modifier la distance prise vis-à-vis du meurtrier et à impliquer plus ou moins le lecteur. Le style varie de même entre longues phrases élégantes pour la narration générale et de courtes phrases, comme une respiration entrecoupée, qui traduit l’angoisse du personnage.

Un roman fascinant, dans la lignée du Parfum de Süskind, et une belle représentation sadienne.

[Nikolaj Frobenius, Le valet de Sade, trad. par Vincent Fournier, Arles, éd. Actes Sud, coll. Babel, 2000 / 1re publication : 1996 ; 1re traduction française : 1998]

10 commentaires:

  1. Du fait des nombreuses allusions que tu fais au Parfum, je passe mon tour!

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    1. Je m'en doutais et ne comptais pas te le conseiller, même s'il m'a énormément plu. ;)

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  2. Ta chronique m'interpelle sur ce livre, je le note ;) bisous

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    1. Ton avis m'intéressera à son sujet, je serais vraiment curieuse de savoir s'il te plairait. :) Bisous.

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  3. Mais tu sais que celui-ci, il me tente !!! ( euh... pas tout de suite vient de crier la pile. Ouch. Lu Apollinaire et son " don Juan ". Ce ne sera pas encore pour cette fois... mais j'ai une liste, je ne lâche pas l'affaire ;))

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    1. Malgré les protestations de la pile, je peux l'ajouter à celle de samedi ;) Le retour ne serait pas urgent. Je suis contente d'avoir réussi à te tenter !
      Dommage pour Apollinaire, ça ne m'étonne pas. J'attends tes prochaines impressions en espérant qu'elles seront plus positives (je présente un titre génial vendredi : amusant, piquant et léger ; ça ne vaut pas mes grandes amours, mais ça se lit avec beaucoup de plaisir)

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    2. Je te remercie mais là, je préfère attendre une autre fois, ça déborde. Et quand ça déborde, ça me fait même plus plaisir, ça me déprime. ( et puis, j'avoue, Anne me ramène aussi le titre des éditions Luce Wilquin que j'ai très envie de découvrir, je ne voudrais pas tarder... )
      Ce ne sera pas vendredi pour moi mais à mon retour, je pars avec armes et bagages dès le matin :-D

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    3. Entendu, je t'apporterai juste mon Luce Wilquin (et les Amours à mort ? Tu hésitais pour les coquilles) Je crois que je vais bientôt en arriver là aussi, la pile monte dangereusement, et je retombe dans mon travers du mois thématique (la planification à outrance)...

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  4. Restons en au Luce Wilquin
    ( pas encore eu le temps de préparer notre parcours, pfff )

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  5. Il ne me manque plus qu'à acheter le livre.

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