Petits-maîtres et roués. Évolution de la notion de libertinage dans le roman français du XVIIIe siècle, Philippe Laroch



Philippe Laroch a pour projet dans son ouvrage Petits-maîtres et roués de retracer l’histoire du libertinage dans le roman français du 18e siècle à travers ses deux grandes périodes : celle des petits-maîtres dans la première partie du siècle et celle des roués dans la seconde. Il introduit tout d’abord son étude par un rappel des origines du terme « libertin » : aux 16e et 17e siècles, il désignait un libre-penseur athée et ce n’est qu’au siècle suivant qu’il a acquis le sens moderne qu’on lui connaît encore aujourd’hui d’homme non-croyant et aux mœurs légères.

La première partie, consacrée aux petits-maîtres, définit quelques grands traits de ce type de personnage : celui-ci pratique un libertinage mondain et gratuit, sans arrière-pensée tyrannique, ce qui le distingue du roué, et y accueille les femmes sans chercher à les humilier. Celles qui acceptent ce jeu, appelées petites-maîtresses, sont des partenaires essentielles : elles sont les enjeux des rivalités amoureuses, mais dépendent du bon-vouloir des hommes. C’est la raison pour laquelle elles ne survivront pas à la fin de ce type de libertinage dans la seconde moitié du 18e siècle. Ces petits-maîtres souhaitent plaire par les apparences, refusant de le faire par l’émotion ou les larmes, et revendiquent donc leur futilité. Philippe Laroch détaille ensuite l’évolution de ces personnages, issus de modèles littéraires (Furetière, Lesage, Fontenelle, Marivaux, etc.) et surtout de la réalité de l’époque : fêtes galantes de Louis XV, sociétés de plaisirs régies par leurs propres codes et rites, comme la société des compagnes de Sapho ou de grands seigneurs libertins. Celui qu’on considère traditionnellement comme le premier petit-maître de la littérature est Meilcour, le narrateur des égarements du cœur et de l’esprit de Crébillon fils, qui est par la suite imité, sans qu’une variation vraiment originale se distingue : c’est le début d’une longue lignée de jeunes nobles oisifs et avides de briller dans le monde, par la séduction. Néanmoins, les dangers et les limites de ce libertinage apparaissent rapidement dans les œuvres littéraires : il est perçu comme le dernier recours face à l’ennui, ce qui pousse à vouloir aller plus loin, à passer de la médisance de salon aux sévices physiques, des petits-maîtres aux roués. Cette transformation s’accentue avec Le paysan parvenu de Marivaux : le héros n’est plus noble, mais de basse extraction, et souhaite s’élever dans la société, en imitant les petits-maîtres. Il y parvient dans les premiers textes, bien qu’il ne comprenne pas les règles de ce jeu social, et abandonnera celles-ci par la suite, ne gardant que la débauche sexuelle. Cette déchéance se marque dans les romans de Nerciat par une profusion de descriptions somptueuses qui ne suffisent malgré tout pas à masquer l’obscénité intrinsèque des mœurs de ses personnages. La recherche du plaisir devient le seul objectif de ces libertins parvenus qui ouvrent la période des roués, dont parle Philippe Laroch dans la seconde partie de son ouvrage.

Le libertin dit roué hérite du petit-maître, mais présente comme différence fondamentale une volonté de former des disciples. C’est le cas du premier de ces libertins-philosophes-pédagogues, Versac, personnage de Crébillon fils dans les égarements du cœur et de l’esprit : le plaisir physique est pour lui secondaire face à celui de voir Meilcour réussir dans la carrière libertine. Il lui enseigne la façon d’être en société selon lui : une attitude en permanence calculée et maîtrisée tout en paraissant naturelle, voire nonchalante, grâce à une observation profonde de soi-même et des autres. Misogyne, il méprise les femmes tout en reconnaissant leur importance pour « entrer dans le monde » : elles ont pour fonction d’accroître le prestige personnel et social de l’homme. Cette attitude hostile, qui ira jusqu’à l’humiliation et la perversion chez les roués de la seconde partie du siècle, provoque des réactions féminines comme celle de la Marquise de Merteuil dans Les Liaisons dangereuses, qui souhaite venger son sexe, ou celle de Mme de la Pommeraye dans Jacques le fataliste de Diderot. Le grand dessein de la première échouera dans l’œuvre de Laclos qui porte le libertinage à son apogée et en montre les faiblesses. Ce qui était un jeu mondain devient une guerre entre les genres. Ce n’est malgré tout pas les libertines qui mèneront le libertinage à sa fin, mais encore une fois les imitateurs de basse extraction : les moines défroqués. Ces personnages connaissent mal les règles du jeu libertin et délaissent son aspect cérébral pour ne conserver que la recherche du plaisir physique. Deux sous-courants littéraires se développent alors : l’un fastueux et aristocratique, l’autre obscène et ordurier. Sade les reprendra en en amplifiant les caractéristiques jusqu’à l’excès, amenant ce modèle romanesque à sa fin en y empêchant toute innovation après lui.

Ceci n’est qu’un résumé très (trop) synthétique* de cette passionnante histoire du libertinage littéraire dans le roman français du 18e siècle à travers deux de ses figures majeures. Philippe Laroch développe chacun de ces aspects avec d’autres titres et exemples que ceux que j’ai moi-même sélectionnés, de façon très complète et claire. Une analyse détaillée des Liaisons dangereuses vient notamment illustrer son propos et l’évolution romanesque des personnages. Philippe Laroch ne s’en tient pas seulement à la littérature et rappelle également régulièrement le contexte historique pendant lequel ces œuvres ont été écrites, ainsi que l’influence que cela a eu sur cette production : le décalage entre réalité et représentation ainsi mis en lumière m’a semblé intéressant. Dans l’ensemble, je trouve cet ouvrage très bien construit et accessible, même aux « non-spécialistes » ou passionnés, grâce au style très pédagogique de l’auteur : il synthétise à plusieurs reprises ses idées lors des conclusions et/ou des introductions, et la table des matières détaillée permet elle-même de retrouver facilement les grandes lignes de chaque chapitre.


[Philippe LAROCH, Petits-maîtres et roués. Évolution de la notion de libertinage dans le roman français du XVIIIe siècle, Québec, Les presses de l’université Laval, 1979.]



* Je sais que j'ai souvent tendance à m'étendre dans mes articles sur les traités d'histoire du libertinage, mais je vous assure que je suis très loin d'avoir rendu compte de tous les aspects de l'ouvrage de Philippe Laroch, bien plus détaillé et passionnant que cela !

7 commentaires:

  1. C'est "facile" d'approche comme ouvrage? Je ne connais à peu près pas la littérature française de cette période. Et à peu près rien au libertinage. Par contre j'aime l'histoire et je trouve que tu en parles bien. Ça pourrait m'intéresser. J'avais lu il y a quelques années un ouvrage captivant sur l'histoire des maîtresses (Elizabeth Abbott).

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    1. Je l'ai trouvé assez "facile" d'approche (l'auteur explique bien en détail ce dont il parle et synthétise souvent son propos), mais il est possible que je me trompe : à force de lire sur le sujet, je ne me rends plus toujours bien compte que certaines notions ne sont pas forcément évidentes pour tous. :s
      Malgré tout, pour ce qui est du libertinage, il développe vraiment bien son sujet et n'utilise pas de terme sans l'avoir au moins introduit auparavant : je pense que ça ne devrait pas être un problème de ce point de vue. J'ai réduit l'introduction à trois lignes, mais il est bien plus complet que cela.
      Pour la littérature française de cette époque que tu connais peu, ça pourrait poser quelques petits problèmes, je crois : il fait souvent référence à des auteurs ou des œuvres (libertines ou non). Je crois me souvenir qu'il les contextualise et en détaille suffisamment le contenu pour se faire comprendre, mais ça pourrait devenir barbant à la longue... Ce ne sont que des suppositions. ;)

      Si tu as l'occasion de le trouver en bibliothèque, je te conseille de lire au moins l'introduction pour voir par toi-même si ça te semble suffisamment facile à lire et si ça t'intéresse. Si tu aimes l'histoire, je pense que ce sera le cas, car il replace toujours les œuvres dans leur contexte historique en montrant comment imitation et modèle se rapprochent ou diffèrent.

      Je crois que j'avais vu cet ouvrage sur les maîtresses sur ton blog : tu fais bien de me le rappeler, il m'intéresse toujours autant !

      Merci pour le compliment et ton commentaire. :)

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    2. Alors je vais voir en bibliothèque. Je l'ai noté. Si je peux le feuilleter ça me donnera une bonne idée. Merci à toi! :)

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  2. Franchement chapeau ! Quel article, vraiment : super bien écrit, complet. Je ne connais pas les us et coutumes des libertins français, j'ai l'impression d'en savoir plus grâce à toi. Bises et merci.

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    1. Merci beaucoup ! Tu es la deuxième personne à me complimenter sur cet article aujourd'hui : ça me touche vraiment et d'autant plus que c'est un sujet qui me tient à cœur. Je suis vraiment contente d'avoir pu t'en apprendre plus sur le libertinage français, surtout romanesque.
      Bises et merci pour ce commentaire !

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  3. Ca a l'air passionnant. Tu me donnes très envie de le lire.

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