C’est bien connu, la nouvelle est un genre qui l’est peu,
voire mal, ce qui entraîne un jugement souvent assez mauvais à son égard. Heureusement,
quelques passionnés cherchent à la faire mieux connaître, par des mois
thématiques* ou des challenges sur les blogs, des articles, des préfaces ou des
ouvrages théoriques tels que celui-ci. Selon René Godenne, toute défense de la
nouvelle doit être précédée par une étude de celle-ci, afin de dépasser les
généralités en matière d’argumentation et de montrer que ce genre possède sa
propre esthétique, qui n’est pas celle du roman. Il fait débuter sa « défense
et illustration de la [nouvelle] française » par un historique du genre, qui
permet d’en dégager les caractéristiques, ainsi que les types.
La nouvelle apparaît en France au 15e siècle,
avec la publication d’un recueil anonyme, Les
Cent nouvelles nouvelles, d’après le modèle italien (le Décaméron de Boccace est le plus connu
de cette production) et dans la lignée des fabliaux
médiévaux. Ce type de nouvelle, qui se multipliera tout au long du siècle dans
d’autres recueils semblables, narre une anecdote divertissante et grivoise :
il y est question de moines lubriques, de chevaliers en quête de pucelles
plutôt que du Graal, de maris cocus et d’épouses rusées, évoqués de façon triviale,
brève et rapide. Les nouvellistes s’attachent peu aux détails et s’en tiennent
au fait choisi. Parmi les héritiers de cette tradition, Marguerite de Navarre
se distingue au 16e siècle avec L’Heptaméron :
malgré le choix de sujets semblables, elle élude les détails triviaux et écrit
également des nouvelles dites sentimentales, dont le but n’est plus
de divertir et où la psychologie des personnages est plus poussée. Les récits
sont de plus discutés par les narrateurs du récit-cadre, afin d’en dégager une
signification morale. Ces innovations, sans instaurer de nouvelle tradition,
montrent que la nouvelle peut devenir « autre chose » que la forme
proche du fabliau à laquelle elle était confinée jusqu’alors.
Après l’influence italienne, c’est l’espagnole qui s’impose
au début du 17e siècle, avec des traductions, des imitations et des
inspirations à partir des textes de Cervantès, pour ne citer que cet auteur. Le
succès n’est néanmoins pas au rendez-vous, et la mode est plutôt aux romans du
temps. À partir de 1650, la nouvelle s’impose face au roman en en reprenant la
technique. C’est l’époque de ce que René Godenne appelle la « nouvelle-petit roman », qui se
divise en deux formes assez proches : la nouvelle galante et la nouvelle
historique. Tandis que la première finit généralement bien (les amants
finissent par connaître le bonheur ensemble), la seconde finit au contraire
souvent par la mort d’un des amants, dont l’amour est contrarié par des
affaires politiques et par une différence de classe sociale. Ces deux nouvelles
se distinguent de la nouvelle-fabliau par leur composition, proche de celle du
roman galant. Les nouvellistes ne développent plus une, mais plusieurs
intrigues, dont ils détaillent chaque évènement, sans toujours suivre un ordre
chronologique et sans dédaigner les récits enchâssés. Leur texte devient dès
lors beaucoup plus long et peut être publié de façon indépendante. Il est
également plus « écrit » et littéraire, tandis que les nouvelles des
15e et 16e siècles étaient « orales », « contées ».
À l’opposé de ces nouvelles qui pourraient être des « morceaux de roman »,
dans la seconde moitié du 18e siècle, sont composées des « nouvelles-anecdotes » : les
sujets sont les mêmes et conservent leur sérieux, mais le traitement se
rapproche de celui de la nouvelle-fabliau. L’unité anecdotique, la rapidité, le
resserrement et le dépouillement sont à nouveau à l’honneur, de façon à se
distinguer de l’art romanesque.
Vient ensuite le 19e siècle, considéré comme le
temps des maîtres par René Godenne : la nouvelle y connaît un grand succès
et une variété de formes jamais atteinte jusque-là, grâce à des auteurs tels
que Mérimée et Maupassant (et bien d’autres encore, nouvellistes exclusivement
ou occasionnellement). On y assiste à un retour de la nouvelle « contée »,
au style oralisé et s’adressant à un auditeur/un lecteur. De nouveaux sujets
sont également abordés dans la nouvelle
fantastique, mettant en scène des évènements surnaturels et s’inspirant des
recueils étrangers, tant anglais qu’allemands ou russes. La nouvelle vraie se divise en un versant
amusant, dans la lignée des nouvelles-fabliaux, et en un versant sérieux, plus
couramment exploité : le sujet a la valeur d’un fait exceptionnel, tout en
s’inscrivant dans un cadre quotidien. Ces nouvelles sont aussi bien courtes que
longues, en penchant parfois du côté du roman dans le second cas. Après un tel
âge d’or, le 20e siècle apparaît assez négatif vis-à-vis de la
nouvelle française, qui subit la concurrence du roman ou des nouvelles
étrangères. Cela n’empêche pas de nombreux auteurs de rester attirés par ce
genre et d’être parvenus à le renouveler formellement aussi bien que
thématiquement. De manière formelle, tout comme au siècle précédent, la
nouvelle du 20e est avant tout une histoire qui est « contée » au lecteur. Certains nouvellistes
s’éloignent cependant de ce modèle avec la « nouvelle-instant » : ils ne narrent plus une intrigue,
mais insistent plutôt sur les sensations et les sentiments, en faisant appel à
l’émotion du lecteur. La question n’est plus de savoir ce qui va se passer,
mais comment cela va se passer. Tandis que la nouvelle-histoire se termine de
façon fermée, définitive, parfois par une chute, la nouvelle-instant reste
ouverte et invite le lecteur à en prolonger la « lecture » par la
pensée et l’imagination. Dans cette lignée et celle du Nouveau Roman, d’autres
nouvellistes vont jusqu’à rejeter toute histoire et tout élément narratif dans
la « nouvelle-nouvelle », qui
n’est plus qu’une description, une évocation ou une réflexion sur l’écriture. L’innovation
des nouvellistes du 20e siècle intervient également dans la
multiplicité des sujets abordés. La nouvelle
du quotidien s’attache aux petits faits journaliers, à l’expression de la condition
humaine en proie à la solitude, à la peur et à la mort, entre autres, ainsi qu’aux
faits divers, parfois sociaux et actuels. La nouvelle du singulier se concentre quant à elle plutôt sur l’inattendu,
pendant que la nouvelle fantastique
puise dans le fond légendaire des sorcières, vampires, fantômes, masques,
doubles et autres sujets étranges, souvent sur un ton humoristique et/ou moral.
La nouvelle de science-fiction
plonge le lecteur dans un monde futuriste qui pourrait un jour advenir, afin de
le faire réfléchir à la société contemporaine critiquée par ce biais. Enfin,
face à toutes ces nouvelles sérieuses, la nouvelle
amusante reste présente dans un but de divertissement, parfois noir,
parodique ou farfelu.
Tout au long de cet historique de la nouvelle, René Godenne
cite bien plus d’auteurs et de titres que je ne l’ai fait ici. Il étudie
également les difficultés terminologiques rencontrées au cours des siècles, c’est-à-dire
les manifestations des brouillages entre les genres, qu’il s’agisse de la nouvelle,
du conte ou du roman, avant d’aborder brièvement la nouvelle francophone
(suisse, québécoise, belge et africaine), incontournable au 20e
siècle. Chaque chapitre est terminé par une « mise au point »
reprenant les grandes idées développées et établissant des liens avec les
précédents. Cette attitude très pédagogique facilite bien sûr la lecture de cet
ouvrage de synthèse, qui m’a paru très clair et accessible. Bien qu’arrêté aux
années 1990 en raison de sa date de publication, ce parcours reste d’après moi
actuel quant à la situation de la nouvelle et parfait en tant que lecture d’introduction
à ce sujet.
[René Godenne, La
nouvelle, Paris, Honoré Champion éditeur, 1995 / réédition augmentée et
revue d’un ouvrage de 1974]
* Celui de Flo est d’ailleurs en cours pendant ce mois
d’octobre ; deux récapitulatifs ont déjà été publiés.
Un article de fond.
RépondreSupprimerOn peut ajouter Fredric Brown, qui n'est pas le moindre et qui est l'inventeur de la short short novel, la nouvelle courte (parfois à peine deux pages) - c'est-à-dire qu'à partir d'une certaine époque, entre deux godets, il n'avait plus assez de temps lucide pour écrire un long texte : - )
René Godenne se limitait à la nouvelle française et francophone, d'où l'absence de cet auteur. ;) Merci pour l'anecdote : je me demande si d'autres nouvellistes français avaient aussi cette "excuse" pour écrire leurs textes courts...
Supprimerce livre a l'air passionnant et on voit bien ici que le genre est très répandu dans la littérature francophone
RépondreSupprimerun livre à lire pour aimer "la nouvelle" je pense
Je n'irais peut-être pas jusqu'à dire qu'il faut le lire pour aimer la nouvelle (il faut avoir envie de lire un ouvrage critique pour commencer, et ça semble encore plus rare que la lecture de nouvelles...), mais pour mieux la connaître, il est tout indiqué et passionnant.
SupprimerMerci beaucoup pour ce billet instructif que j'attendais. Il est dommage que l'auteur se limite à l'étude du genre en France (voire dans la francophonie de façon brève si j'ai bien suivi), parce que le genre est considéré différemment chez les anglo-saxons. De nombreux écrivains anglophones (et pas des moindres), classiques ou contemporains, même quand ils sont avant tout romanciers, ont écrit au moins une nouvelle au cours de leur carrière ce qui n'est pas du tout le cas en France (je ne connais pas la situation dans les autres pays francophones). C'est même assez triste qu'un auteur de nouvelles arrive parfois à se faire publier sous réserve que son prochain livre soit un roman que "se réserve d'avance" l'éditeur du recueil de nouvelles. On a le sentiment qu'écrire des nouvelles relève de l'exercice de style, d'une détente gentillette mais qu'à un moment donné, si on veut être sérieux, il faut passer au roman. J'avoue que cette approche m'énerve et cela d'autant plus que, techniquement, l'écriture d'une nouvelle passe pour être plus compliquée que celle d'un roman (et cela me semble plus que crédible car la brièveté ne permet pas de moments de flottement : une nouvelle ratée saute aux yeux quand un roman peut faire illusion avec des passages "forts" rattrapant quelques faiblesses).
RépondreSupprimerJe ne pense pas que j'aurais la patience de livre l'ouvrage parce que j'avoue que l'évolution chronologique n'est pas l'approche qui me tente le plus (même si je comprends bien son intérêt) ; je préfère la juxtaposition, la comparaison et l'explication ou du moins sa tentative (par exemple : pourquoi la nouvelle ne prend pas vraiment en France - j'évacue le XIXème qui me semble être une exception - alors qu'aux Etats-Unis, encore une fois, c'est chose courante, au moins de la part des écrivains car je ne sais pas si les lecteurs suivent, l'attrait du roman restant fort. Est-ce culturel ? C'est le genre de questions que je me pose).
Désolée pour mon léger hors-sujet :S
Merci pour ton léger hors-sujet, lui aussi intéressant. ;) L'auteur revient sur cette difficulté de la nouvelle et semble lui aussi agacé par cette comparaison incessante avec le roman. J'ai eu l'impression qu'il faisait à son époque, du moins lors de la première publication dans les années 70, figure de pionnier de l'étude de la nouvelle, même exclusivement française : c'était en quelque sorte déjà un grand pas en avant (à moins que je ne me plante totalement et que j'aie mal interprété sa préface). Il doit certainement exister d'autres travaux plus récents qui compareraient différentes approches de la nouvelle (ça m'intéresserait aussi ; ne me reste qu'à les trouver...), notamment en littérature comparée.
SupprimerPour revenir à ce que tu disais, le 19e siècle semble en effet faire figure d'exception en France, puisqu'il y a eu beaucoup de romanciers qui se sont aussi fait nouvellistes (et ça a continué pendant la première moitié du 20e, même si le public ne suivait plus tellement cette fois). D'après Godenne, les lecteurs français contemporains semblent préférer les nouvelles américaines et étrangères à celles de leur propre pays ; il y aurait peut-être quelque chose à chercher là aussi (même si tu fais exception sur ce point-là par contre).
Finalement intéressée par mes notes ou l'article te suffit ? Je me doutais que l'aspect historique ne serait pas celui qui te passionnerait le plus. J'aurais personnellement aimé quelque chose de plus complet pour la nouvelle francophone : une bonne introduction qui m'a laissée sur ma faim de ce point de vue.
Je regrette aussi que l'auteur ait limité son sujet à la France. Néanmoins je le note. C'est un genre que je connais trop mal et il doit sans doute y avoir largement matière dans cet ouvrage à piocher des envies de lecture ou de relecture (j'aimerais bien relire Mérimée, par exemple).
RépondreSupprimerIl y a vraiment matière à trouver des idées de lecture, en particulier au 19e (je sature...) et au 20e ; je n'ai pas repris les exemples par paresse et "déformation" suite au mémoire, mais il y en avait énormément. Il y a une analyse assez intéressante de l'écriture de Mérimée, justement.
SupprimerJe n'aime pas les nouvelles mais ce livre me paraît fort intéressant.
RépondreSupprimerIl l'est.
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