Après avoir été déçue par Les Malheurs de l’inconstance de Dorat, j’ai finalement trouvé ce que j’y avais cherché dans ce conte oriental du chevalier de La Morlière : une représentation du libertinage mondain, délicieusement ironique. Fêtes galantes, sous-entendus
Chevalier de La
Morlière
Angola
Histoire indienne
Dans une contrée fertile des grandes Indes, dont l’extrême exactitude de nos géographes modernes est parvenue, en dépit de Strabon et de Ptolémée, à nous faire perdre la véritable situation, régnait jadis un roi puissant nommé Erzeb-can, dont les manières et la conduite étaient tout opposées à celles des souverains de ce temps-là […]

Ce prétexte orientalisant et magique n’est guère utilisé
très longtemps par La Morlière – un début à la façon de la Belle au bois
dormant (un enfant royal naît, reçoit des fées tous les dons de la nature, mais
également une fâcheuse malédiction de la part d’une fée mécontente) et une fin
qui m’a rappelé L’écumoire/Tanzaï et Néadarné de Crébillon fils –,
qui mène rapidement son personnage à la Cour et le transpose dans une
représentation du libertinage mondain, où les pouvoirs des fées deviennent secondaires,
voire inutilisés. Là encore, l’influence de Crébillon fils se fait ressentir,
et les parallèles avec les Égarements du cœur
et de l’esprit ne manquent pas : le jeune prince, malgré sa bonne
éducation, n’est pas accoutumé aux usages de la Cour et y commet quelques
maladresses. Il a pourtant la chance d’y rencontrer plusieurs femmes prudes en
apparence, mais toutes prêtes à cueillir les prémices d’un cœur si neuf et à le
former, ainsi qu’un ami expérimenté qui le guidera de ses conseils. Plus
chanceux et rapide que Meilcour, Angola connaîtra les joies du libertinage
mondain, ainsi que le dégout qui l’accompagne, et enfin l’amour, pourtant
interdit dans cette société. La Morlière se distingue tout de même de son prédécesseur
par une attention moindre accordée à la psychologie et par une observation
davantage centrée sur la société mondaine dans son ensemble, sans pour autant
tomber dans le roman-liste à la façon de Duclos. Son récit est suivi, sans
longueurs et narré avec vivacité.
Cette Histoire
indienne est également marquée par une autre caractéristique stylistique du
roman du libertinage mondain : l’usage du jargon de cette société, ici
avec beaucoup d’humour, en en signalant l’emprunt par l’italique. Cet usage
apparaît dès la préface, sous forme d’un dialogue entre deux mondains s’apprêtant
à lire cette nouvelle « brochure » :
– Il est bien décidé, dit le marquis, que c’est une misère, comme toutes les autres qui ont paru. Je n’en sais pas un mot, et je vais gager de vous dire ce que c’est d’un bout à l’autre. Apparemment qu’il est question de quelque fée qui protège un prince pour lui aider à faire des sottises, et de quelque génie qui le contrarie, pour lui en faire faire un peu davantage ; ensuite des évènements extravagants, où tout le monde aura la fureur de trouver l’allégorie du siècle , et tout cela terminé par un dénouement bizarre, amené par des opérations de baguette, et qui, sans ressembler à rien, alambiquera l’esprit des sots qui veulent trouver un dessous de cartes à tout.– En vérité, dit la comtesse, cela est défini au mieux : il n’est pas concevable combien ce que vous venez de dire est frappant. Pour moi, j’en suis si pénétrée que je vais la jeter au feu.[...] – Effectivement, dit la comtesse, qu’on dise que je n’y suis pas ; et pour que le sacrifice soit complet, si mon mari se présente, qu’on l’assure très positivement que je suis malade à périr, que je n’ai pas fermé l’œil et que je suis au désespoir de ne pouvoir recevoir sa visite. Allons, marquis, vous pouvez commencer.
Cet humour par allusions et sous-entendus (dont je me suis
régalée) est également utilisé de façon intertextuelle par La Morlière :
il parodie par exemple l’une des scènes de La
Princesse de Clèves, comme l’indique Raymond Trousson dans sa préface et en
note de bas de page, et, d’après mes propres impressions, l’histoire de Francesca
da Rimini et de Paolo Malatesta, telle que narrée dans le cinquième chant de l’Enfer de Dante (ou au moins, le topos de
la lecture source d’amour qui y est repris) :
« Il faut avouer que je suis bien bonne, lui dit-elle, de vous garder ici à l’heure qu’il est : il faut que je compte excessivement sur votre retenue ; car enfin être seule ici avec un homme de votre âge, cela est bien scabreux. Nous avons une lecture à achever, mais je crois de bonne foi que nous ferions mieux de la laisser. Nous étions près du dénouement, il promet d’être tendre, et je ne le crois pas fort propre à inspirer le respect que je désire que vous me conserviez.– N’aurions-nous pas de meilleures leçons à prendre de lui, reprit le prince, et est-il donc défendu de les mettre en pratique ?– Lisez, lui répondit la fée, vous devenez d’une curiosité insoutenable, et je ne sais où vous prenez toutes les extravagances que vous me débitez, et que je serais peut-être assez bonne pour croire. » […] En même temps le prince, entraîné par la contagion de l’exemple, ose approcher sa bouche de celle de la fée et y prendre des baisers charmants, qu’on ne refuse qu’autant qu’il faut pour y mettre le dernier prix. […] Bientôt Angola abandonna sa lecture, et Lumineuse ne lui en rappela pas le souvenir. Assez instruit par les leçons qu’il avait commencés à mettre en pratique, et devinant à peu près à quoi devaient aboutir de pareils commencements, il prit sur le compte de ses propres lumières de profiter de ses avantages.
Enfin, je terminerai ce paragraphe sur la parodie chez La
Morlière par un dernier exemple marquant : la scène de la bibliothèque.
Bien qu’insérée de façon un peu grossière selon moi, elle constitue un
intermède plaisant, durant lequel l’auteur s’autorise quelques piques à ses
confrères et fait l’éloge de quelques autres, dont Crébillon fils et Voltaire ;
j’ai beaucoup apprécié essayer d’y deviner les auteurs ainsi décrits par les
traits saillants de leur œuvre.
En conclusion de cet avis enthousiaste, je nuancerai tout de
même mes impressions en ajoutant que je ne pense pas garder un souvenir
marquant de ce texte : il fut un très agréable divertissement, plaisant et
délicieusement écrit, mais n’étant pas soutenu par un discours « philosophique »,
il sera vite oublié. Cela me laissera le plaisir de la relecture et de la
redécouverte naïve, sans les craintes face au côté merveilleux du conte.
[La Morlière, Angola.
Histoire indienne, dans Romans libertins du XVIIIe siècle, éd. de
Raymond Trousson, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2001, pp. 355-483]
Si vous aimez Angola, vous aimerez peut-être aussi :
- Les égarements du cœur et de l’esprit de Crébillon fils
- L’écumoire de Crébillon fils
- Les contes de Voisenon
Quel beau billet Mina, un vrai régal tant il est bien argumenté. J'avais aimé ce conte mais je n'en ai plus aucun souvenir alors je rejoins totalement ta conclusion
RépondreSupprimerComme toi j'aime les romans de Crebillon fils que je trouve très délicats. Sinon l'orientalisme était effectivement à la mode comme tu l'as souligné depui les 1001 nuits et Les lettres persanes, il y a eu pléthore de contes dans ce genre, notamment ceux de Boufflers tu les as lus ?
Merci beaucoup !
SupprimerJe crois avoir lu un conte de Boufflers (la Reine de Golconde), dont je n'ai aucun souvenir en revanche, et dois en avoir d'autres dans une anthologie de contes licencieux. Tu me conseillerais cet auteur ? Je le lirais bien ce mois-ci si oui et si je remets la main sur ce conte.
Désolée, cette fois encore, pour le retard. Je viens enfin de rédiger mon billet.
RépondreSupprimerJ'ai été moins séduite que toi mais j'ai tout autant apprécié le ton et la langue et, au final, je suis assez d'accord avec ce que tu écris.
C'est amusant de retrouver des liens entre des lectures qui n'ont a priori pas grand-chose en commun, comme tu l'as fait pour Dante.
Ce n'est rien, tu n'es pas si en retard (on avait dit fin du mois/début du suivant en pensant justement à cette possibilité), c'est aussi moi qui ai été si enthousiaste que j'ai lu le roman bien plus vite que je ne l'avais prévu.
SupprimerLe ton et la langue sont certainement le point fort du roman et ce qui el distingue des autres productions du genre.