Badinage et libertinage - Claude-Joseph Dorat : Les malheurs de l'inconstance

Peu reconnu par ses pairs et par le public de la postérité, Dorat a surtout connu des succès éphémères (voire payés, au théâtre) et est aujourd'hui oublié. Cela n'a pas empêché Raymond Trousson de l'inclure à son anthologie en lui reconnaissant quelques qualités et, surtout, de qualifier son œuvre romanesque de représentative de l'esprit de la seconde moitié du XVIIIe siècle dans sa préface. Cela ne nous a pas arrêté non plus, Marie et moi, lorsque nous avons convenu d'une LC des Malheurs des l'inconstance. J'avais envie d'un roman du libertinage mondain, après avoir relu deux romans de filles, et d'un roman épistolaire : j'en ai d'abord été satisfaite, avant d'être déconfite face à la tournure sentimentale du roman.
 
Claude-Joseph Dorat
Les malheurs de l'inconstance

Le roman débute de façon assez classique avec le projet de vengeance du duc de ***, dédaigné par la coquette marquise de Syrcé. Il décide de se servir de son naïf protégé, le comte de Mirbelle, amant heureux d’une charmante et vertueuse anglaise recluse pour lui dans les banlieues parisiennes. Tous ces personnages écrivent également à divers confidents d’importance moindre pour l’intrigue (mais aux discours qui ne manquent pas d’intérêt, en revanche). Tous les ingrédients d’un bon roman libertin sont donc présents : un libertin méthodique, héritier de Versac (Crébillon fils) et annonciateur de Valmont (Laclos), qui maîtrise parfaitement l’art épistolaire et le persiflage mondain (c’est un réel plaisir de le lire !) ; une femme coquette et frivole, qui dissimule sa sensibilité sous cette apparence, pour  survivre dans cette société dont elle connaît elle aussi les codes ; un jeune homme à initier aux plaisirs de la tromperie libertine, mais rétif à ces enseignements ; et une jeune femme sentimentale, toute dévouée à son amant et pleine de vertus. Une fois le comte de Mirbelle engagé dans le projet du duc de ***, c’est-à-dire la séduction de la marquise de Syrcé, le ton du roman change progressivement et verse dans le sentimentalisme rousseauiste préromantique : les personnages s’aiment, mais s’empêtrent dans leurs sentiments, sont malheureux, se lamentent, ne savent que privilégier entre leurs devoirs et leur amour. Cette seconde partie m’a nettement moins plu pour cette raison, mais marque assez bien, ainsi que le fait remarquer Raymond Trousson, la transition littéraire qui s’opère à cette époque. Les mœurs reviendront deux ans plus tard, sous le règne de Louis XVI, à plus de rigueur à la cour, le libertinage mondain tel qu’il était représenté auparavant s’épuise et fait l’objet de dénonciations explicites, de nombreuses questions se posent, et le « sentiment » s’impose peu à peu avec la montée de la bourgeoisie dans la haute société. 

L’une des différences marquantes de ce roman avec d’autres œuvres libertines antérieures est son point de vue sur la femme : bien que le duc se fasse le représentant de la voix misogyne et dévalorisante des libertins, d’autres voix se font entendre pour prendre la défense de la femme et, surtout, les personnages féminins de ce roman se montrent particulièrement forts et marquants. Lady Sidley aura une fin moins tragique qu’on n’aurait pu l’attendre d’une anglaise (d’après la typologie nationaliste du 18e siècle) et fera montre d’une grande fermeté morale lors de sa fin. Exemplaire, elle désignera au lecteur pour seul coupable son amant inconstant. La marquise de Syrcé, quant à elle, m’a rappelé la présidente de Tourvel (Laclos) dans l’expression de ses sentiments et sa façon de les combattre (« Bien des femmes à ma place ne vous auraient point écrit, je le fais : mais que voulez-vous ? c’est une fantaisie et je ne la crois pas dangereuse. ») Dorat la présente comme coupable aux yeux de la société, mais vertueuse selon lui. Ayant cédé au sentiment, après l’avoir combattu en vain, son attitude est selon lui excusée. C’est un argument assez spécieux (pourtant encore utilisé aujourd’hui), qui n’entrave néanmoins pas l’image de la femme donnée par l’auteur : victime de la société et d’un libertin, elle n’est pas coupable de la dégénérescence de l’amour et de l’époque, contrairement à ce que d’autres peuvent affirmer. 

Ceux qui connaissent bien Les Liaisons dangereuses auront peut-être entrevu dans l’intrigue et dans la conception de la femme des parallèles avec cette œuvre de Dorat telle que je la présente. Selon Laurent Versini, Laclos doit en effet beaucoup à ce roman, qu’il a su surpasser (cette fois, c’est une opinion personnelle). J’ai en tout cas eu cette impression à plusieurs reprises et n’ai encore une fois pas trouvé totalement mon compte dans l’aspect épistolaire de ce roman. Certaines lettres semblent manquer, et cela m’a paru dommage. J’ai également regretté le peu d’actions réalisées par les lettres sur l’intrigue : leur but était davantage de narrer les faits passés, puis d’étaler les sentiments des personnages. L’avantage que Dorat a su exploiter avec cette forme romanesque n’est tout de même pas négligeable et est sans doute le seul encore utilisé dans les romans contemporains : la diversité des points de vue. Tandis que le duc prodigue ses leçons libertines à deux disciples, l’ami du comte de Mirbelle tient un autre discours, plus vertueux et sage. Les femmes enfin font entendre la voix du sentiment pur ou coupable. 

En conclusion, ce roman m’a paru plus intéressant – par son « double statut » et par l’évolution thématique qu’il marque – que plaisant, en raison de mes attentes. 

[Claude-Joseph Dorat, Les malheurs de l’inconstance, dans Romans libertins du XVIIIe siècle, éd. de Raymond Trousson, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2001, pp. 885-1047] 


Si vous aimez Les malheurs de l’inconstance, vous aimerez peut-être :
  • Lettres de la marquise de M*** au comte de R*** de Crébillon fils 
  • Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos

6 commentaires:

  1. Je m'étais ennuyée à la lecture de ce livre alors je comprends ta déception, je crois même que je l'avais abandonné !

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    1. Je suis rassurée de voir que je ne suis pas la seule à ne pas y avoir trouvé mon compte. Il confirme que le sentimentalisme n'a décidément pas ma préférence...

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  2. Bon d'accord, pas celui-là, ce qui n'empêche pas ce billet d'être très intéressant ( notamment parce que tout y est bien présenté pour les néophytes :))
    ( et j'en profite pour compléter mon message. Ce qui me gêne aussi parfois dans cette littérature, c'est l'image donnée, exploitée, de la femme, sans que ce soit toujours un contexte de société et d'époque )

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    1. Peut-être qu'il te plairait, remarque. ;) Je te donnerai plus de précisions et de conseils par mail. Merci pour le compliment, ça me fait plaisir quand je pense à mes difficultés à l'écrire. Je comprends également ta gêne vis-à-vis de la vision de la femme que je désapprouve souvent aussi. Le genre semble parfois très masculin.

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  3. Désolée pour le retard, ma semaine a été très agitée!
    En plus, je n'ai pas été très inspirée pour mon billet : une fois encore nos sentiments se rejoignent et, si le début m'a plu, j'ai ensuite partagé ta déception. De plus, connaissant mal cette période, pour aller au-delà de mon ressenti je n'aurais pu que recopier la préface, qui a éclairé ce que tu m'avais écrit et m'a beaucoup instruite, et ça n'aurait pas eu grand intérêt.
    Je n'ai jamais lu Rousseau, qui a priori ne m'est pas sympathique et que je perçois, peut-être à tort, comme ennuyeux, mais, entre Dorat et un essai sur le roman du XIXe, voilà deux fois que je le croise en peu de temps, et je vais finir par penser que je devrais combler cette lacune...

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    1. Je comprends tout à fait, ne t'en fais pas. La dernière fois, c'est moi qui avais tardé. J'ai eu du mal avec mon article (décidément, nous pourrions presque les écrire en commun avec de telles similitudes), puis me suis raccrochée à ce qui m'avait marqué : les rapprochements avec Les Liaisons dangereuses, reconnues par la préface sans s'y attarder.
      Pour Dorat, je ne serais guère convaincante en essayant de te dire qu'il n'est pas ennuyeux... En ce qui concerne La Nouvelle Héloïse, quand je pense à ce qui t'ennuie chez Sade (les passages philosophiques importants), je crains que tu n'y rencontres le même problème. Si Dorat t'a ennuyée, il est possible que Rousseau le fasse aussi (tant de bons sentiments...) ; je me suis plus amusée à y trouver des allusions homosexuelles qu'à lire les amours de Saint-Preux et Julie. En revanche, c'est vrai qu'il a malheureusement influencé tout ce qui l'a suivi, quasi tous les auteurs se sont placés dans son lignage ou contre lui (Laclos est, pour mon malheur, rousseauiste). Si tu te lances un jour, je tenterais bien une relecture dans de meilleures conditions que la première fois (avec une date de début plutôt que de fin de LC, je risque d'être lente)

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