Après Keisha et Flo*, entre autres, j’ai à mon tour
découvert ce récit assez hétéroclite d’Akira Mizubayashi, dans lequel il narre
son apprentissage du français. Il ne l’a pas appris comme la plupart des gens
apprennent une langue étrangère, à la légère, mais de façon passionnée, totale
(à tel point que cela en est parfois difficile à appréhender pour ceux qui ne
le vivent pas de cette façon et peut donner l’impression qu’il exagère
certaines erreurs anodines à nos yeux), comme en témoigne cet extrait :
Apprendre le français n’est pas l’affaire de quelques années universitaires, trouées çà et là, de courtes ou de longues vacances… C’est, au contraire, le projet invraisemblable, hallucinant et gigantesque qui engage toute une existence. Le texte de Mori me demandait […] si j’étais prêt à me lancer dans une telle aventure, à m’imposer une discipline de fer, à me livrer à un terrible exercice d’endurance, à m’offrir le luxe ou le risque d’une deuxième naissance, d’une seconde vie impure, hybride, sans doute plus longue, plus aléatoire, plus exposée à des ébranlements imprévisibles, plus obstinément questionneuse que la première, suffisante, auto-référentielle, peuplée de certitudes, tendanciellement repliée sur elle-même et, par cela même, parfois infatuée d’elle-même. Ma réponse fut, sans une seconde d’hésitation, oui. [p. 32]
Le premier élément qui l’a amené à cette réponse catégorique
fut d’ordre linguistique et lié à la langue japonaise : dans les années
70, les discours politiques l’avaient marquée et lui donnaient le sentiment d’un
vide des mots, séparés de leur référent. Il s’enfermait alors dans le silence,
ne se retrouvant plus dans ce langage vidé de son sens. Cette sensation, il en
a trouvé l’expression dans l’œuvre de Rousseau, l’auteur sur lequel il se
penchera dans la suite de ses études universitaires :
Comment le mot « beauté » monte-t-il aux lèvres de celui qui lit essai critique dont la teneur est fort intellectuelle et abstraite ? Cela doit venir de l’expérience grisante du sentiment d’adéquation entre les angoisses personnelles du lecteur et leur expression verbale proposée dans le texte. [p. 151]
Tout au long de son récit, il partage cet émerveillement
pour l’œuvre de Rousseau ou son admiration face à certaines réflexions sur la
littérature. Sans toujours partager son opinion ou ses lectures (il apprécie
par exemple ce qui m’éloigne de l’œuvre rousseauiste ; tandis qu’il
recherche la transparence du langage, je me régale du persiflage « si
hermétiquement français parfois » [p. 175], que j’ai appris à lire
entre les lignes des romans libertins), j’ai beaucoup apprécié les extraits
critiques qu’il a choisis et les réflexions qu’il développe lui-même quant à la
littérature, aux langues ou à la musique. Celle-ci est en effet l’un des autres
éléments déclencheurs de son amour du 18e siècle et de son
apprentissage du français, dont il use comme d’un instrument, avec la même
rigueur et la même harmonie :
J’ai le sentiment d’avoir profité, en tierce personne, du face-à-face de mon père et de mon frère pour m’éveiller à la musique. Et c’est peut-être cette musique-là, que je ne pratique pourtant sur aucun instrument, qui m’a acheminé vers cette autre musique qu’est la langue française. […] Dans toutes les langues du monde sans doute résonne de la musique ; des tremblements d’émotions se font entendre en elles à travers les mots prononcés dans l’infinie variation des inflexions vocales. La vie où s’entremêlent les sons de la nuit, les silences du jour et tous les bruissements du cœur comme du monde sensible est un gigantesque réservoir de musique. Alors, la langue, la plus fidèle et la plus profonde compagne de la vie ne peut être elle-même autre chose que de la musique. [p. 56 et p. 156]
Comme mentionné plus haut, ce récit est assez hétéroclite et
ne se limite pas à ces considérations littéraires, linguistiques et musicales
qui m’ont tant plu ; Akira Mizubayshi évoque également son histoire
personnelle, notamment familiale, et son apprentissage quotidien du français.
Avec beaucoup d’humilité et un brin d’humour, il narre par exemple ses
premières erreurs ou les obstacles culturels qu’il continue à rencontrer. Marié
à une française, la question de la langue dans laquelle s’adresser à leur fille
s’est elle aussi posée. Après avoir d’abord apprécié ces épisodes de vie
interculturelle, je m’en suis lassée et désintéressée (le choix de la langue
dans laquelle parler à son chien m’est par exemple totalement passé par-dessus
la tête…), mais je sais que d’autres y trouveront tout à fait leur bonheur.
Enfin, en ce qui concerne le style de l’auteur, qui m’a
parfois agacée par de nombreuses répétitions synthétiques, surtout dans la
première partie (une déviance pédagogique, sans doute), je ne m’y retournerais
pas dans un autre ouvrage, mais il n’en est pas moins impressionnant de
maîtrise écrite (les lacunes liées à la vie quotidienne sont soulignées au
cours du récit).
[Akira Mizubayashi, Une
langue venue d’ailleurs, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2013 / 1re
publication : 2011]
* S’il fallait une nouvelle preuve de la relativité des avis
sur les blogs, ce récit en serait un exemple parfait : ce fut un coup de
cœur pour Keisha, une « simple » belle découverte pour Flo et moi,
qui avons chacune adoré ce que l’autre a détesté et été ennuyée par ce qui a
passionné l’autre. Bref, il ne vous reste qu'à vous faire votre propre avis.
* Littérature francophone d'ailleurs : Japon *
Ton dernier paragraphe : comme quoi il faut lire soi-même, quand il s'agit d'un livre qui en vaut la peine (et il en vaut la peine, non? ^_^)
RépondreSupprimerPar la suite, j'ai retrouvé chez des auteurs japonais cette petite "raideur"
Oui, il en vaut la peine, surtout pour ceux qui s'intéressant à ces questions interculturelles (ou à la littérature).
Supprimerce livre semble passionnant, je ne le connaissais pas, génial
RépondreSupprimerIl est très intéressant, et je pense qu'il devrait te plaire.
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