Au XVIIIe siècle vécut en France un homme qui compta parmi les personnages les plus géniaux et les plus abominables de cette époque qui pourtant ne manqua pas de génies abominables. C’est son histoire qu’il s’agit de raconter ici. Il s’appelait Jean-Baptiste Grenouille et si son nom, à la différence de ceux d’autres scélérats de génie comme par exemple Sade, Saint-Just, Fouché, Bonaparte, etc., est aujourd’hui tombé dans l’oubli, ce n’est assurément pas que Grenouille fût moins bouffi d’orgueil, moins ennemi de l’humanité, moins immoral, en un mot moins impie que ces malfaisants plus illustres, mais c’est que son génie et son unique ambition se bornèrent à un domaine qui ne laisse point de traces dans l’histoire : au royaume évanescent des odeurs. [p. 5]
C’est suite à ce remarquable passage que débute l’« histoire
d’un meurtrier », d’un homme qui a voulu composer le parfum parfait, celui
grâce auquel il serait enfin aimé. Dans ce roman, bien que seules les plus
fortes attirent généralement l’attention du commun des mortels, les odeurs sont
considérées comme ce qui crée l’identité d’un individu, influence la perception
que les autres ont de lui et fait donc appel au sens le plus important, l’odorat,
pourtant dénigré comme le moins noble de tous, au détriment de la vue. Sans
aller comme d’autres jusqu’à dire que ce roman « sent » ou que j’aie
moi-même eu l’impression de sentir les senteurs décrites, ces descriptions
olfactives m’ont paru remarquables et très évocatrices. Patrick Süskind a
parfaitement su saisir son sujet et le déployer avec habileté, tout au long des
lieux parcourus par son personnage, que ce soit dans la puanteur de Paris et
des villes du XVIIIe siècle, dans les campagnes fleuries ou dans l’humidité
d’une caverne. Au-delà de ces descriptions odorantes, la mentalité de l’époque
est également représentée au détour de l’une ou l’autre évocation : j’ai
beaucoup apprécié l’atmosphère entre rationalisme de quelques-uns et
superstitions du peuple, civilité et cruauté lors des exécutions ou des
meurtres. Ces dernières scènes montrent en quelque sorte la monstruosité de l’être
humain ou, plus exactement, prouvent que Jean-Baptiste Grenouille n’est pas un
monstre exceptionnel, chaque personnage porte en lui un fond d’animalité qui ne
demande qu’à s’exprimer sous le vernis de la bienséance et de la sociabilité.
Au-delà de cette atmosphère historique et olfactive, j’ai
avant tout été fascinée par le parcours du meurtrier et par sa mentalité :
dévoré d’ambition et d’orgueil, dépourvu d’amour ou de scrupules, il suit son instinct
tout au long de sa vie, tel une tique. Cette métaphore animalière et
parasitaire, qui revient à plusieurs reprises au cours du texte, donne une
bonne idée du caractère de Grenouille : jamais Süskind ne l’humanise ou ne
lui donne de sentiments d’amour, toujours il le présente comme un être
exceptionnellement abominable. Tel un libertin ou un opportuniste, il saisit
tous les moyens à sa portée pour accomplir ses projets, sans se soucier des
effets secondaires ou des malheurs qu’il provoque ; tel un libertin d’ailleurs,
parvenu au sommet, il goûtera la fadeur d’une vie sans projets, méprisera les
autres en raison de sa réussite si facile. Avant d’en arriver là, le crescendo
narratif est fort bien mené par l’auteur, jusqu’au dégoût pour moi : l’avant-dernière
scène a été celle de trop, m’a paru surjouée. L’ultime scène, qui joue toujours
de l’horreur, m’a semblé plus sobre et conclure bien mieux ce parcours qui s’achève
au bon moment, juste avant la déchéance de mon attention.
En conclusion, un roman captivant et fascinant, à l’ambiance
fort bien construite.
[Patrick Süskind, Le
parfum, trad. par Bernard Lortholary, Paris, Le livre de poche, 2010 / 1re
publication : 1985 ; 1re traduction française : 1986]
* LC avec Métaphore *
Je l'ai dans ma PAL depuis quelques mois mais je n'arrive pas à l'en sortir. Ton billet me donne toutefois très envie de le lire. Ce roman a l'air de faire l'unanimité chez ses lectrices en tout cas !
RépondreSupprimerApparemment, pas chez tout le monde : Marie ne l'apprécie pas, par exemple. ;) Au-delà du critère d'appréciation, je pense que c'est un texte très réussi. Je me demande quel sera ton avis à son sujet.
SupprimerSuperbe article. Mais contrairement à ce que tu évoques, selon moi Grenouille relève de la pathologie grave, ce qui en fait un être exceptionnellement inadapté. Peut être que d'autres sont aussi malveillants dans ce roman mais aucun ne va jusqu'au passage à l'acte (sauf sa mère que je classe dans la même catégorie). Il y a chez les autres des questionnements, de l'empathie, de l'humanité aussi dure soit-elle. Grenouille n'en a pas. Il court vers un ersatz dans un but de puissance. Il n'est aucunement dans la norme (culpabilité et honte).
RépondreSupprimerMerci ! J'ai manqué de nuance à ce sujet, et je mets le doigt grâce à toi sur ce qui rend Grenouille exceptionnellement abominable : son absence de "conscience" qui l'amène à passer à l'acte sans ressentir aucune culpabilité. Je ne place bien sûr pas ceux qui l'entourent au même niveau que lui, j'ai surtout été frappée par le fait qu'ils possèdent eux aussi ces penchants meurtriers (mais leurs questionnements, leur empathie et leur humanité, comme tu le dis, les arrête avant le passage à l'acte.
SupprimerNous sommes d'accord alors! Intéressant ce débat ;)
SupprimerJ'en garde un bon souvenir même si le personnage principal est très dérangeant et la fin assez horrible...
RépondreSupprimerC'est le moins qu'on puisse dire pour la fin. Le côté dérangeant du personnage m'a fascinée.
SupprimerJe l'ai dans ma PAL et ton billet me dit que j'ai du déjà le lire à sa sortie il y a 20 ans. Il va attendre encore un peu.
RépondreSupprimerLe Papou
Toujours pas (re)tenté alors ? :) J'ai attendu 10 ans avant de le relire, je pense.
Supprimerj'avais bien aimé ce livre mais je garde un mauvais souvenir des dernieres scenes .
RépondreSupprimerElles sont assez insupportables, mais concluent bien le livre, je pense.
SupprimerJe n'ai pas eu l'occasion de lire le roman, mais j'ai vu le film dont j'en garde un bon souvenir mais éloigné car ça date. Je me rappelle qu'à travers l'image, on ressentait très fort le côté olfactif de l'histoire. c'était donc un tour fort bien réussi de la part du réalisateur. Comptes-tu visionner le film? A très bientôt et je suis heureuse de ton commentaire sur mon dernier billet. A très vite et plus longuement par e-mail ;) Bises
RépondreSupprimerJ'aimerais voir le film, oui, mais ne sais pas encore quand l'occasion se présentera. J'en ai vu quelques images et ai été assez surprise (notamment par le personnage principal)
SupprimerA très bientôt, merci d'être passée ici. A très bientôt, j'ai hâte de te retrouver par mail. Bises.
Heureuse que cette relecture t'ait autant plus. Le personnage de Grenouille, à défaut d'être attachant, est pour le moins fascinant !
RépondreSupprimerFascinant, oui ! Merci encore pour ce beau cadeau !
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