Pour notre reprise commune du challenge Badinage et libertinage, Marie et moi avons choisi de lire ensemble Thérèse philosophe, un roman généralement attribué au marquis d’Argens (plus connu sous le nom Boyer d’Argens), bien que cette paternité soit parfois contestée, de même que la date de publication (fixée à 1748 dans l’édition de Raymond Trousson). Sans entrer dans les détails, l’histoire éditoriale de ce texte est en effet presque aussi fascinante et riche en rebondissements que celle de « mademoiselle Thérèse ».
Thérèse philosophe
ou Mémoires pour servir à l’histoire
du père Dirrag et de mademoiselle Eradice
Quoi, monsieur, sérieusement, vous voulez que j’écrive mon histoire […] Mais si l’exemple, dites-vous, et le raisonnement ont fait votre bonheur, pourquoi ne pas tâcher à contribuer à celui des autres par les mêmes voies, par l’exemple et par le raisonnement ? Pourquoi craindre d’écrire des vérités utiles au bien de la société ? [p. 575]
Tel est le projet annoncé par Thérèse lorsqu’elle entreprend
d’écrire ses Mémoires à la demande de son amant. Sans exploiter explicitement
le motif du manuscrit trouvé, l’auteur s’inscrit donc dans la tradition des
romans réalistes pour déployer le récit d’une formation très complète, en trois
étapes successives. Ces dernières peuvent sembler très dissociées, mais suivent
une logique narrative cohérente et typique du roman libertin du XVIIIe
siècle. L’association du lecteur à cette formation est encore renforcée par un
autre procédé narratif commun à une partie de ce genre littéraire : le
voyeurisme. Excepté à la fin du roman, Thérèse intervient peu elle-même dans
les leçons ou les scènes érotiques, elle y assiste toujours en cachette, comme
le lecteur le fait par le biais de sa lecture, peut-être en mimant lui aussi la
scène et les mouvements de Thérèse singeant ce qu’elle voit.
La première partie du roman représente
« l’erreur » dans laquelle vit Thérèse au début de son existence,
lorsqu’elle se trouve sous l’emprise du clergé, partagée entre son tempérament
la portant à la sexualité et son amour de Dieu, lui interdisant, lui a-t-on
dit, de se livrer à sa nature « bestiale » et « inspirée par le
diable ». L’abstinence forcée à laquelle elle se contraint la rend malade
et constitue une première attaque à la religion catholique. La seconde est
portée par l’épisode du père Dirrag et de mademoiselle Éradice, deux
personnages inspirés par une célèbre affaire judiciaire de l’époque :
mademoiselle de la Cadière avait accusé le père Girard de l’avoir ensorcelée
afin d’abuser d’elle et de la faire avorter. Si l’affaire est restée irrésolue,
le romancier prend quant à lui parti pour la parole de la jeune fille et
imagine comment elle a pu être trompée par son directeur de conscience, dans un
épisode original et amusant (que je vous laisse découvrir). Cette scène
effrayera beaucoup la jeune Thérèse quant aux hommes, tout en l’amenant à
s’initier à la sexualité et aux plaisirs solitaires.
Après cette première étape de sa formation, Thérèse fait la
rencontre de ses deux éducateurs, une jeune femme respectable et un
ecclésiastique plus raisonnable que ses prédécesseurs. Il se refuse à livrer
l’ensemble de ses réflexions devant sa nouvelle et trop jeune protégée, mais
celle-ci surprend les conversations entre les deux amants et fait ainsi son
éducation. L’abbé T*** professe une doctrine très sensualiste et déterministe,
qui sera plus tard également défendue par le marquis de Sade dans ses romans
(j’ai d’ailleurs reconnu plusieurs arguments de La Philosophie dans le boudoir), tout en posant quelques
restrictions que son successeur franchira quant à lui : selon lui, le
savoir qu’il dispense doit rester destiné aux élites capables de penser ;
le peuple qui n’en est pas capable doit continuer à être maintenu dans les
limites de la sociabilité par le secours de la religion et de la peur de
l’Enfer qu’elle crée. Le romancier pose en effet des limites à son système,
dans lequel chacun doit prendre en compte l’intérêt de la société, et non
seulement son plaisir personnel. Quelques années plus tard, le marquis de Sade
abolira cette barrière et professera un égoïsme total, en poussant cette
doctrine sensualiste jusqu’au bout.
Enfin, la troisième partie montre Thérèse tout à fait
philosophe et montée à Paris, où elle se trouve seule et sans appui après la
mort de sa mère. Elle a plus de chance que d’autres héroïnes dont le roman débute
de cette façon et fait deux rencontres heureuses, dont celle d’une prostituée
qui lui narrera ses aventures et les bizarreries de ses clients. Tout comme
Marie, cette forme d’humour n’est pas de celles que j’apprécie, mais elle a dû
en amuser plus d’un. Tout se terminera enfin avec un homme libre-penseur et
respectueux, lorsque l’héroïne aura atteint le bonheur au terme de sa formation
libertine.
Bien que je ne suis pas sure d’avoir réussi à transmettre
toute la richesse de ce roman, j’ai été très agréablement surprise en le
relisant et l’ai beaucoup apprécié.
[Boyer d’Argens (?), Thérèse
philosophe ou Mémoires pour servir à l’histoire du père Dirrag et de
mademoiselle Eradice, dans Romans
libertins du XVIIIe siècle, éd. de Raymond Trousson, Paris, Robert Laffont,
coll. Bouquins, 2001, pp. 557-658]
Si vous aimez Thérèse philosophe, vous aimerez
peut-être aussi :
- La philosophie dans le boudoir du marquis de Sade (et ses autres romans)
- L’éducation de Laure du comte de Mirabeau
Je te rassure tu en parles très bien Minou ! Pour ma part je ne l'ai lu qu'une fois mais j'avais beaucoup aimé et j'espère que cette belle mise en lumière donnera à d'autres l'envie de le lire
RépondreSupprimerMerci Bianca ! J'espère moi aussi que d'autres se lanceront dans cette lecture très plaisante. Je suis assez contente de l'avoir relu au terme de mon mémoire, ça m'a donné un autre regard sur l’œuvre.
SupprimerEffectivement, nos sentiments se rejoignent.
RépondreSupprimerIl faudrait que je lise La philosophie dans le boudoir. J'en avais vu une adaptation théâtrale, mais c'était il y a des années et je crois que c'était un peu résumé.
S'il y a d'autres textes du Trousson que tu veux relire, je suis partante pour d'autres LC!
Tu serais surprise de la similitude de certains arguments avec ceux de Thérèse philosophe ; en tout cas, ça m'a vraiment marquée, peut-être parce que j'ai étudié ces passages chez Sade.
SupprimerPour mon article de fin juillet, j'ai envie d'un roman épistolaire et comptais découvrir le Dorat : les Malheurs de l'inconstance. Ce n'est pas le meilleur du recueil si j'en crois le début de la préface, mais il me tente bien. Ca te dirait ?
Hello,
RépondreSupprimerÇa me fait penser qu'il serait temps que je m'attaque à Sade pour ton challenge ! J'ai acheté "la philosophie dans le boudoir" pour ne pas commencer avec "Justine".
Bonne idée, l'achat de La philosophie dans le boudoir" ! Je le trouve moins sombre que Justine et l'apprécie beaucoup.
Supprimerps : pas d'erreur dans l'envoi du commentaire, il n'apparaît pas tout de suite, parce que je les modère avant d'en autoriser la publication. ;)