Le savoir-vivre libertin, Michel Delon



Dans cet essai de vulgarisation scientifique, Michel Delon souhaite ne pas tomber dans l’écueil qu’il reproche à certains de ses collègues : se concentrer exclusivement sur une des formes du libertinage, intellectuelle, de mœurs ou – pour reprendre le terme de Patrick Wald Lasowski – de plume. Selon lui, ce mouvement culturel forme un ensemble qu’il faut considérer dans sa globalité. Par la fascination qu’il exerce depuis 1968, le libertinage est aujourd’hui fantasmé comme un miroir de notre époque. Sans réfuter tout à fait cette thèse, Michel Delon a pour ambition de reconstituer l’imaginaire libertin d’une époque (les 17e et 18e siècles en Europe, principalement en France et en partie en Angleterre et en Italie), dont la principale caractéristique est d’avoir associé discrétion mondaine et crudité pornographique, deux extrêmes entre lesquels il se déploie.

Le premier chapitre introductif, intitulé Le goût de la liberté, donne immédiatement le ton de l’ouvrage : après avoir défini le libertinage, notamment par le biais de son étymologie, Michel Delon en retrace le contexte historique et littéraire*. Ces deux composantes seront sans cesse présentes en parallèle tout au long de l’essai, s’illustrant et s’inspirant l’une l’autre : les grandes figures libertines évoquées seront en effet autant issues de la littérature que de l’Histoire.

Michel Delon entre ensuite dans le vif du sujet, en abordant tout d’abord les modèles qui ont nourri la pensée du libertinage. Le premier à être évoqué est le modèle militaire et sa violence. Contrairement à l’image idéalisée que l’on peut en avoir, les libertins ne sont pas de galants séducteurs ; ce sont initialement des nobles qui justifient leur place privilégiée dans la société par leur rôle militaire. Ils en sont privés avec la montée de l’absolutisme royal, notamment sous Louis XIV, ce qui les oblige soit à se retirer dans leurs terres et donc à ne plus intervenir dans les affaires politiques, soit à se plier aux exigences du monarque et à s’assagir dans les salons. Les champs de bataille se déplacent à Paris, et la guerre se fait désormais entre les sexes, « en dentelle » : ce combat est inégal et régi par la loi du plus fort. Ces propos sont illustrés par la figure historique du duc de Richelieu et par l’invention des « fauteuils à violer », plus ou moins exploités dans la littérature, qui amènent la fin du libertinage comme savoir-vivre. En parallèle de cette violence, le libertin est aussi l’un des représentants de « l’aisance aristocratique », qui dégénérera ensuite en « licence ». Cette aisance ou négligence est un entre-deux, un équilibre instable entre le naturel et le laisser-aller, entre l’appréciable et le condamnable, entre le « juste ce qu’il faut » et le « trop ». C’est une distance ironique vis-à-vis des valeurs de la chevalerie, que les novices romanesques doivent acquérir pour s’intégrer dans la société. De même, le jeune Meilcour, dans Les égarements du cœur et de l’esprit de Crébillon fils, doit apprendre aux côtés de madame de Lursay ce qu’on appelle à l’époque l’art des gradations, c’est-à-dire un art des nuances et des transitions. Ce savoir-vivre refuse la violence ouverte précédemment évoquée et ne se contente plus de l’aisance aristocratique en guise de délicatesse. Tandis que les premiers libertins usaient de leur force masculine et s’imposaient aux femmes, ils s’accordent ici avec elles pour composer une esthétique de l’amour, que Michel Delon définit comme un mélange de timidité et de hardiesse auquel répond un mélange de sévérité et d’indulgence, avant qu’il ne devienne à la fin du 18e siècle un trajet vers l’excès. Enfin, le dernier élément modelant le libertinage selon Michel Delon est l’éclat du luxe, qui tend à remplacer les grandes valeurs des temps passés, comme l’honneur et le service. Ce n’est plus par ses actes de bravoure que l’on se distingue, mais par le luxe ostentatoire. Celui-ci s’introduit dans les toilettes, mais également les habitations, faisant ainsi évoluer les lieux du plaisir.

Ce sont précisément les lieux et les décors du libertinage que Michel Delon aborde pour ouvrir la seconde partie de son ouvrage, nommée Plaisirs. Selon lui, le libertinage diversifie les lieux que la civilisation de cour avait refermé : des espaces ouverts du roman d’aventure, on est passé aux lieux clos et intimes. Ceux-ci se répartissent ensuite en fonction de leur usage : la mondanité ou la séduction. Les petites-maisons et les boudoirs sont par exemple emblématiques de cette séparation spatiale. Les premières sont de petites habitations dans les faubourgs parisiens, destinées initialement à dérober ses aventures au public, puis au contraire à les afficher ou faire croire qu’on en a. Les boudoirs sont quant à eux situés dans l’habitation même et sont de véritables invitations à l’amour grâce à leur décor et aux mises en abyme qu’ils suggèrent : ils sont ornés de nombreux tableaux lascifs et/ou de miroirs. Ces décors participent à la fête des cinq sens recherchée par le libertinage, ainsi que le montre Michel Delon dans le chapitre suivant, à travers les jeux de lumière, les joies du toucher, les parfums, la gastronomie et la force émotive de la musique. L’invitation à l’amour par la mise en abyme passe bien entendu également par les romans, véritables modes d’emploi.

Pour terminer son exposé du savoir-vivre libertin, l’auteur en vient aux figures du libertinage : masculine, féminine et vieille, en grande partie à travers la littérature et les représentations du libertinage. Si celui-ci apparaît surtout sous sa première forme – masculine – afin d’en affirmer la supériorité, par le fantasme de toute-puissance, les femmes y revendiquent également une place, qu’on leur accorde sous deux aspects : la complicité lesbienne ou la maîtrise économique. Cette dernière partie est particulièrement intéressante et présente une synthèse de tout ce qui a pu être expliqué précédemment dans l’ouvrage (c’est la raison pour laquelle je ne la résume guère plus, car elle est trop complexe pour être résumée maladroitement ici, dans toute sa richesse).

En conclusion, cet ouvrage de Michel Delon me semble assez accessible, tout en étant très complet : son ton m’a rappelé celui de Patrick Wald Lasowski dans Le grand dérèglement ; il a le souci d’intéresser son lecteur. Il présente divers aspects du libertinage, en essayant de les concilier tous : c’est justement là qu’un problème s’est posé pour moi. Avant d’en arriver à la dernière partie, tout cela me semblait très éclaté et pas suffisamment construit dans une optique de continuité. De plus, le cadre temporel n’est pas toujours très clair et assez bien précisé : c’est dommageable quand il s’agit de présenter une évolution comme le fait Michel Delon.


* Je ne reviens pas sur cet aspect que j’ai déjà largement évoqué à l’occasion de ma lecture de Patrick Wald Lasowski, de Didier Foucauld et de Philippe Laroch.

[Michel Delon, Le savoir-vivre libertin, Paris, Hachette Littératures, 2000.]


 

26 commentaires:

  1. Je l'ai lu il y a fort longtemps mais j'avoue que je ne me souviens plus du tout de la structure du livre, tu m'as rafraichi la mémoire

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    1. Tu t'es aussi intéressée au sujet ? Tu as lu d'autres ouvrages sur ce sujet d'ailleurs ? Tant mieux si j'ai pu te rafraîchir la mémoire. :)

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  2. Dis, Les liaisons dangereuses, c'est du roman libertin ou pas?

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  3. Encore un qui figure dans ma LAL depuis belle lurette!
    A te lire, je suis cependant un peu perplexe : quid de l'aspect philosophique, l'évoque-t-il? Tu n'évoques que l'aspect galant dans ton billet, mais le rapport à la religion et à la science, par exemple, me semblent aussi importants.
    Quant à l'histoire des militaires, qui perdent leur place sous le règne de Louis XIV, résumé comme ça je suis un peu sceptique, je suppose qu'il faudrait que je lise la façon dont il développe ça dans son livre pour mieux comprendre ce qu'il veut dire par là.

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    1. Désolée pour ce billet médiocre et peu clair. :s J'ai eu du mal à résumer cet ouvrage, car il m'est souvent apparu comme très fouillis, avec beaucoup d'idées développées mais sans cohérence assez forte, donc je me suis éparpillée de même dans mon article. Pour l'aspect militaire, Michel Delon n'est pas le seul à l'évoquer, et j'ai été convaincue : ne prends pas en compte mon mauvais résumé, son explication est plus complète.
      Par contre, je n'ai évoqué que l'aspect galant, car Michel Delon a très peu parlé des aspects philosophiques et du rapport à la religion, contrairement à ce qu'il semblait annoncer dans son introduction. Ca me semble important à moi aussi, il est dommage que ce soit traité comme quelque chose de secondaire.

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    2. Mais il est très bien, ton billet! Bon, faudra que je le lise, quoi!

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    3. Et oui, tu vas devoir le lire toi-même. ^^ Merci pour le compliment !

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  4. Disons que je ne commencerai pas par ce livre pour débuter l'analyse des romans libertins, n'est-ce-pas dame prêtresse de la chose ? Bisous

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    1. J'adore le surnom :D
      Je conseillerais plutôt Wald Lasowski pour commencer : plus léger dans son contenu, tout en donnant une bonne première idée du sujet et très agréable à lire. Ici, Michel Delon est aussi accessible, mais ce serait la seconde lecture si je devais conseiller un parcours en fonction de ce que j'ai moi-même lu : il est plus complet (donc ça peut aider d'avoir déjà quelques connaissances minimales) et malheureusement assez fouillis, donc il est possible de s'y perdre (à moins que ce ne soit moi qui l'aie lu trop en diagonale et aie manqué la cohérence...)
      Bisous.
      ps : penses-tu à te laisser tenter (j'allais dire pervertir ^^) par cette littérature et, peut-être, mon challenge ? :D

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    2. Le logo est magnifique et ton challenge intéressant : disons que ce serait une vraie ouverture de ma part (n'y vois pas d'élément scabreux, petite coquine !). Je réfléchis et je te dis quoi ! (expression du Nord de la France que j'adore)

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    3. Merci pour les deux compliments : le logo est une création de Tête de Litote et le challenge tout à fait créé par moi (avec les vifs encouragements d'Hélène Choco). J'attends ta réponse !
      ps : je n'avais même pas pensé à quelque chose de scabreux en plus ^^
      ps2 : c'est aussi une expression belge que j'utilise souvent. :)

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  5. J'ai très envie de le lire mais ne le trouve nulle part... Ni à la bibliothèque, ni à la vente, il est épuisé. Par hasard, s'il est en ta possession, en ferais tu un livre voyageur jusque dans les Alpes? ;-)

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    1. Ah zut :/ Je ne pensais pas du tout qu'il était épuisé et non réimprimé depuis ! C'aurait été avec grand plaisir que je te l'aurais envoyé, mais je l'ai emprunté à la bibliothèque :(

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  6. Dis donc elle est bien ta bibliothèque!!! ;-)

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    1. J'en connais une autre qui n'est pas du même avis : chaque fois que je lui en parle, c'est pour lui dire que le livre génial dont elle a fait l'éloge n'y est pas. ^^
      Sinon, c'est la bibliothèque des lettres et des arts de mon université, donc je ne sais pas si ça te semblera si extraordinaire que ce volume s'y trouve. ;)

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    2. Mouahahahahahah ;)

      (nb : j'ai croisé le livre dans ma librairie - livres neufs ! - sans même le chercher donc il n'est visiblement pas épuisé)

      Sinon, pas intéressée sur ce coup-là :(

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    3. Je me doutais que je ne passionnerais pas les foules, ni même les participantes du projet sur ce coup-là. ;) Je serai déjà très heureuse quand tu auras le Wald Lasowski (un petit exploit personnel, j'aurai convaincu au moins une personne qui n'était pas inscrite au challenge et donc partiellement gagnée déjà ;))

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    4. Je le lirai quand tu auras lu le Urien : deal ? ;)

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    5. J'ai le choix? :p Depuis le temps que je traîne le Urien, je te fournis des armes non négligeables. ^^

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  7. sans être inintéressée par le sujet, je n'ai pas spécialement envie de lire dessus, encore moins si le livre est un peu trop fouilli !

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    1. Je comprends tout à fait, on ne peut pas intéresser tout le monde à chaque fois (même si je m'obstine avec le libertinage ^^)

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  8. Je ne suis pas particulièrement intéressée mais ton billet lui est intéressant ;) J'ai appris des choses :)

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    1. J'en suis ravie. :) Si je parviens au moins à intéresser quelques personnes et à nuancer certaines idées reçue sur le libertinage, c'est déjà beaucoup !

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  9. Tout ce libertinage me met l'eau à la bouche... n'y voyez pas de connotation sexuelle.

    Non, je ne succomberai pas à la tentation d'en ajouter sur ma Wishlist, elle est déjà assez obèse ainsi.

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    1. Mais ce n'est qu'une petite gourmandise, à peine "quelques" grammes de plus. :D

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