C’est amusant et assez intéressant de voir comment notre
regard sur un livre peut changer, parfois du tout au tout, d’une lecture à
l’autre. Dans le cas de cette Lettre à D.,
je me souviens l’avoir lu comme une magnifique déclaration d’amour il y a un an
et demi. J’ai cru que je le lirais de la même façon dès les premières
lignes :
Tu vas avoir
quatre-vingt-deux ans. Tu as rapetissé de six centimètres, tu ne pèses que
quarante-cinq kilos et tu es toujours belle, gracieuse et désirable. Cela fait
cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t’aime plus que jamais. Je
porte de nouveau au creux de ma poitrine un vide dévorant que seule comble la
chaleur de ton corps contre le mien.
J’ai besoin de te
redire simplement ces choses simples avant d’aborder les questions qui me
taraudent. [p. 9]
La dernière phrase a finalement été la première d’un texte
très différent de mes souvenirs. Le ton d’André Gorz devient en effet moins
« lyrique » et plus distancié lorsqu’il se lance dans le récit de son
histoire d’amour avec D. Il a choisi d’écrire celle-ci pour réhabiliter en
quelque sorte l’image de sa femme faussée dans son œuvre précédente, notamment
dans Le traître. Il se demande pourquoi
D., qui a tant compté dans sa vie, est si absente de ses textes. S’il ne répond
pas à cette question, il tente en revanche de réparer cet oubli, tout en
semblant tomber dans le même travers. On pourrait juger D. très absente de
cette lettre où André Gorz parle encore tant de lui et de son œuvre, mais elle
s’y trouve d’après moi comme dans la vie de cet écrivain : entre les
lignes, omniprésente bien qu’invisible. A travers le récit des faits marquants
de leur vie commune, l’auteur prouve combien elle a compté pour lui, a été
présente et l’a amené là où ils sont tous deux dans la vie. Sans elle, il
n’aurait pas été celui qu’il est lorsqu’il écrit ces lignes. Sans elle, il
n’aurait peut-être pas poursuivi ses projets littéraires et philosophiques avec
tant de ténacité, n’aurait sans doute
pas eu le même parcours professionnel.
Dans cette histoire d’un amour, André Gorz parle beaucoup de
lui-même comme je le disais ci-dessus, ainsi que de son œuvre : il laisse
de temps à autre quelques réflexions sur le travail d’écriture, ses exigences
et la difficulté pour quelqu’un de vivre avec un écriveur/écrivain. C’est la
raison pour laquelle ce texte pourrait intéresser les lecteurs de cet auteur
désireux d’en apprendre plus sur lui, sa façon d’aborder l’écriture. C’est un
aspect que j’avais un peu négligé lors de ma première lecture et qui m’a
frappée cette fois, tandis que je lisais davantage l’histoire de deux vies
unies en une seule ou presque plutôt qu’une lettre à une femme.
Une très belle lettre à une femme aimée, qui ne tombe jamais dans le mièvre, et le témoignage d'une vie commune intense au point de refuser de la poursuivre seul*.
[André Gorz, Lettre à
D. Histoire d’un amour, Paris,
Gallimard, coll. Folio, 2009.]
* Défi 100 pages *
André et Dorine Gorz se sont suicidés ensemble un an après la publication de cette lettre, pour ne pas avoir à survivre l'un à l'autre. Cette information rend cette déclaration d'amour encore plus émouvante, bien que celle-ci ne tombe jamais dans le dramatique grâce au ton très distancié de l'auteur.
Ca a l'air d'être très bien écrit, l'extrait que tu cites me touche en tout cas. Je vais noter ce titre dans un coin.
RépondreSupprimerC'est l'extrait le plus touchant du livre, le reste est plus "sec", mais toujours aussi bien écrit. J'espère que tu aimeras si tu le trouves.
SupprimerUne lettre à retenir sans doute, mais à lire dans un état d'esprit serein pour ne pas sombrer dans des émotions trop envahissantes...
RépondreSupprimerC'est sans doute mieux, oui. ;)
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RépondreSupprimerJ'ai beaucoup aimé cette lettre si touchante et si bien écrite.
Décidément, nos lectures se rejoignent...
Bonne soirée,
eMmA
Nous semblons effectivement nous entendre sur les beaux textes comme ceux-ci.
SupprimerBonne soirée et merci de votre passage.
j'ai beaucoup aimé également.
RépondreSupprimerWhaou!! tu m'as donné envie, mais bon quand on sait la suite, on ne peut que prendre tout cela au sérieux!!
RépondreSupprimerBonne semaine :)
Je suis contente de t'avoir donné envie de découvrir cette très belle lettre ! C'est un peu dans le même genre que Lettre à Laurence (vu dans ta PAL), mais je préfère cette lettre à D.
SupprimerBonne semaine à toi aussi. :)
Je me souviens quand ce livre est sorti, la plupart des mes collègues avaient été subjuguées par cette déclaration (et comme tu le dis, d'autant plus par le fait qu'ils se soient suicidés ensemble).
RépondreSupprimerDéjà à l'époque j'avais eu envie de jeter un oeil dessus, tu me rappelles donc qu'il est quelque part sur ma LAL fictive (elle est dans ma tête ma LAL du coup, il y en a qui passe aux oubliettes mais heureusement que les blogs sont là pour les remettre au goût du jour!)
Je suis contente d'avoir pu le ramener dans ta LAL fictive alors. :) Au-delà de l'aspect amoureux, j'ai aussi été intéressée par ce que l'auteur dit/laisse entrevoir de son écriture et la conception qu'il en a.
SupprimerA propos de lettre sur l'écriture, j'ai trouvé celle de Claude-Edmonde Magny dont tu parlais si bien : je la lirai bientôt.
J'en ai entendu parlé mais pas encore lu. J'attends le bon moment, vu la charge émotionnelle du livre :x
RépondreSupprimerC'est certainement le mieux à faire. :)
Supprimerla voix de gorz...
RépondreSupprimerhttp://bertfromsang.blogspot.fr/search/label/andr%C3%A9%20gorz
Merci pour le lien et pour tous ces commentaires sur mon blog. J'irai sans doute écouter une partie de ces enregistrements un peu plus tard.
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