Badinage et libertinage - Marquis de Sade : Les Crimes de l'amour et autres nouvelles


Inconnu
Pour inaugurer mon challenge Badinage et libertinage, j’ai choisi de vous présenter les nouvelles et contes du Marquis de Sade rédigés entre 1787 et 1788 lorsqu’il était enfermé à la Bastille : sur ces cinquante textes, une douzaine ont été perdus et seuls onze ont été regroupés dans le recueil Les Crimes de l’amour. Celui-ci a été publié par le Marquis de Sade sous son nom en l’an VIII (1799-1800), après avoir été précédé d’une préface sur les romans et retravaillé de façon à « épurer » les nouvelles des détails les plus crus. Les autres contes n’ont été publiés quant à eux qu’en 1926 par Maurice Heine sous le titre Historiettes, contes et fabliaux, à partir d’un premier jet hâtivement relu et corrigé, d’où la présence de certaines imperfections.
[Source : introduction de Gilbert Lely dans SADE Marquis de, Les Infortunes de la vertu suivi des Historiettes, contes et fabliaux, Paris, 10|18, 1965.]


Marquis de Sade
Les Crimes de l’amour
Nouvelles héroïques et tragiques

Comme l’indique le sous-titre du recueil Les Crimes de l’amour, ces nouvelles sont rédigées dans un style tragique (au sens antique du terme), c’est-à-dire que les personnages sont en proie à la fatalité et ne peuvent échapper à leur destin. Florville et Courval est un récit exemplaire de ce type de cruauté : tous les personnages sont innocents ou repentis ; nul libertin ne vient troubler le bonheur parfait de Florville et de son mari Courval, pas plus que le passé de la première. C’est par plusieurs témoignages successifs que sera mise au jour une véritable abomination et toute l’horreur de ce récit digne des mythes antiques grecs. Chaque évènement constitue un indice – révélé comme tel par la chute du texte – et est savamment pensé par le Marquis de Sade. Il est donc tout à fait passionnant de relire cette nouvelle en en connaissant l’issue, afin d’observer la structure narrative mise en place par l’auteur.

Ce rôle du destin est moins dominant dans les autres nouvelles où les « méchants » interviennent davantage dans les vies des vertueuses jeunes filles et des couples innocents. Il peut s’agir de parents libertins et jaloux de la bonne fortune de leur fils ou fille, comme La comtesse de Sancerre et Charles dans Laurence et Antonio (dont l’intrigue est assez proche de celle du roman La Marquise de Gange du même auteur) ou d’étrangers séduits par la résistance de l’héroïne. C’est ce cas de figure qui est exploité dans Ernestine : celle-ci, de même que son amant et futur époux Herman, est convoitée par un autre personnage prêt à tout pour la piéger. De quiproquos en retournements de situation, le Marquis de Sade amène habilement au dénouement final, qui paraît malheureusement fade et artificiel après l’éclat de ce récit. Il en est malheureusement de même, selon moi, dans toutes les nouvelles se terminant de façon « heureuse » : l’auteur excelle davantage dans la peinture du mal que dans ces pseudos-triomphes du bien.

Comme vous l’avez compris, les personnages de ces nouvelles sont très manichéens, partagés entre vertueux et vicieux. C’est une des raisons qui me fait qualifier ces textes de contes plutôt que de nouvelles. Le déroulement narratif reprend également celui de cette première tradition littéraire : en effet, chaque récit est très structuré autour d’éléments typiques (rêves prémonitoires, amours contrariées, retrouvailles et morale finale, entre autres) et de procédés stylistiques, tels que les oppositions et les symétries. Ces dernières touchent également la structure du recueil même : plusieurs nouvelles peuvent être regroupées en fonction de certains motifs (le parent rival évoqué ci-dessus, l’inceste, le personnage qui crée son propre malheur, etc.) Enfin, le style de ces nouvelles est très épuré, voire rapide, à l’instar de celui des contes qui ne gardent que les évènements essentiels et signifiants.

Pour conclure cette brève présentation, plutôt que de résumer l’ensemble des nouvelles, j’ai choisi d’évoquer celle qui est pour moi (et pour le Marquis de Sade lui-même selon ses notes) la meilleure du recueil : Eugénie de Franval. La jeune héroïne rappelle celle de Mirabeau dans L’éducation de Laure : éduquée uniquement par son père et de façon peu traditionnelle, elle apprendra également de lui les raffinements du vice et de l’amour. L’intrigue est brillamment menée par l’auteur, à tel point que, cette fois, j’ai cru au repentir du libertin et me suis laissé entraîner dans ce mouvement, d’abord maîtrisé puis de plus en plus effréné et échappant à tout contrôle.


Avertissement sur les éditions des Crimes de l’amour :

Toutes les éditions de poche que j’ai consultées jusqu’à présent sont incomplètes et ne contiennent qu’une partie des nouvelles de ce recueil. L’édition 10|18 (épuisée et non rééditée, elle n’est plus vendue que d’occasion dans les brocantes ou les bouquineries) par exemple présente la préface intitulée Idée sur les romans et les quatre meilleures nouvelles selon Gilbert Lely : Faxelange, Florville et Courval, La comtesse de Sancerre, Eugénie de Franval, ainsi que le folliculaire adressé à Villeterque. Tous ces fragments se trouvent également sur Wikisource, ainsi qu’Ernestine et Dorgeville, mais il y manque encore cinq nouvelles. Béatrice Didier (Livre de poche), quant à elle, a choisi les quatre nouvelles sélectionnées par Gilbert Lely et Dorgeville, mais délaisse la préface et la postface. Enfin, l’édition de Michel Delon, chez Folio, présente la sélection suivante : la préface, Faxelange, Florville et Courval, Laurence et Antonio, Ernestine et Eugénie de Franval.

La seule édition complète que j’ai trouvée jusqu’à présent est celle d’Eric Le Grandic, présentée par Michel Delon et publiée chez Zulma en 1995 (malheureusement plus onéreuse que les éditions de poche : une trentaine d’euros). Cette édition critique met en avant les changements opérés dans son texte par le Marquis de Sade entre son manuscrit et l’édition publiée en 1800 : apparaît clairement une volonté d’édulcorer le texte et de l’épurer de ses scènes les plus pornographiques ou anticléricales. En contrepartie, la cruauté est accentuée dans d’autres passages. Ces modifications s’inscrivent à la fois dans le cadre d’une époque – le régime politique de Bonaparte n’est pas celui de l’Ancien Régime, de même que les valeurs prônées – et dans le cadre des ambitions littéraires de l’auteur : il souhaite être publié et devenir un homme de lettres, ce qui le force à se plier davantage aux usages en vigueur.   

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Historiettes, contes et fabliaux

Ces historiettes, contes et fabliaux sont de courts récits (de deux à quatre pages pour les historiettes, une centaine de pages pour le plus long conte, Le président mystifié) très plaisants à lire, qui se déploient dans une ambiance assez différente des Crimes de l’amour : plus légère et proche des fabliaux médiévaux au niveau de l’humour. Les textes les plus brefs sont par exemple surtout composés d’une anecdote (tromperie conjugale, quiproquo, etc.) narrée avec art par le Marquis de Sade, tel un troubadour. Dans Le président mystifié entre autres, il prend également le temps de développer ses idées et de critiquer, par les faits et/ou les discours des personnages, le clergé et ses dérives (Inquisitions et meurtres notamment).

Lus en parallèle des Crimes de l’amour, ces contes en ont été un pendant agréable et divertissant : de cette façon, j’ai évité la lassitude des scènes de cruauté, ainsi que celle des retournements de situation burlesques.

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Si vous souhaitez découvrir le « Divin Marquis »…

Biberstein
Les Crimes de l’amour sont l’œuvre que je conseillerais en tant que première lecture à qui souhaite découvrir le Marquis de Sade : ces nouvelles ne sont absolument pas pornographiques, contrairement à beaucoup d’autres textes de l’auteur, et sont rédigées dans un style très épuré. S’y trouvent un grand nombre d’idées et de thèmes chers au Marquis, comme la cruauté de certains personnages. C’est pourquoi cela donne selon moi un premier aperçu de son œuvre, en douceur en quelque sorte.

Pour les plus timides, certaines nouvelles sont publiées individuellement dans des éditions de poche et à un prix modique : Ernestine et Eugénie de Franval chez Folio 2€, Florville et Courval dans la collection « A s’offrir en partage » d’André Versailles éditeur. La préface Idée sur les romans est également publiée dans l’édition Mille et une nuits.

En revanche, à moins d’apprécier le genre des fabliaux médiévaux, je ne conseillerais pas les autres historiettes du Marquis de Sade : elles sont plaisantes, mais loin de constituer sa meilleure production. Si Les Crimes de l’amour constituent une bonne entrée en matière pour découvrir le Marquis de Sade, ses fabliaux sont quant à eux des agréments : parfaits en tant qu’accompagnement, mais pas seuls.

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