Le classique du mois - Claude de Crébillon

Initialement, je n’avais prévu de parler que de mes lectures d’auteurs contemporains sur ce blog afin de ne pas le surcharger, mais ma passion a été plus forte que mes bonnes résolutions et est née cette nouvelle rubrique, Le classique du mois. Comme son nom l’indique, celle-ci n’apparaîtra qu’une fois par mois et présentera l’auteur ou l’œuvre classique qui m’aura particulièrement marquée. Ce ne sera jamais un coup de gueule, mais toujours un coup de cœur ou au moins une lecture fort appréciée.

Pour inaugurer cette série d’articles, j’ai négligé ma révélation littéraire absolue, Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, et privilégié ma découverte classique de cet été : Claude de Crébillon, sans doute plus connu sous le nom de Crébillon fils.


Le classique de l'été 2011
Claude de Crébillon
 
Tableau de Jean-Baptiste Dagoty
 
Claude de Crébillon est un auteur français libertin* du 18e siècle dont les écrits ont longtemps été dévalorisés, car considérés comme légers et licencieux. Au 20e siècle, son œuvre a été réévaluée, à sa juste valeur d’après moi.

Le premier de ses ouvrages que j’ai lu, il y a quelques années (et que je n’avais pas plus apprécié que cela à l’époque), puis relu récemment est Les égarements du cœur et de l’esprit (1736). Il s’agit d’un roman-mémoires retraçant l’éducation mondaine et libertine du jeune Meilcourt : nouveau dans le monde qu’il croit déjà connaître, il lui reste néanmoins beaucoup à apprendre sur la nature humaine. Pédant, naïf et innocent malgré lui, il sera pris en charge par divers personnages. Son premier maître est Madame de Lursay, que je considère davantage comme une sensible que comme une libertine. Loin d’avoir l’envergure de la Marquise de Merteuil (dans Les Liaisons dangereuses), elle s’en rapproche néanmoins par sa volonté de discrétion, après une jeunesse dissipée. Sur la fin de sa carrière, elle profitera de la jeunesse de son nouvel amant et s’y brûlera rapidement les doigts. D’autres femmes s’approcheront de Meilcourt, lui prodiguant involontairement une série d’enseignements, mais son dernier éducateur, le plus important d’après moi, sera un homme : un libertin, plus précisément. Homme de son siècle et observateur de celui-ci, il en livrera les clés à son protégé afin de lui permettre de prétendre à une réussite aussi éclatante que la sienne. Ses discours m’ont particulièrement intéressée, et je regrette vivement l’absence de celui sur les femmes, promis à un autre jour. Crébillon livre une analyse très fine de la société de son temps, ainsi que de l’attitude amoureuse libertine qui y domine.

Il en est de même dans ses autres œuvres, notamment dans ses contes. Le sopha (1742), par exemple, le fait sous couvert d’un décor oriental, mais où la société française se reconnaît très aisément. L’intrigue est la suivante : un courtisan raconte au sultan les épisodes dont il a été témoin lorsqu’il avait été réincarné en sopha. Ceux qui ont lu Les bijoux indiscrets de Diderot feront aisément le rapprochement entre ces deux textes : en effet, ce dernier auteur y a parodié l’œuvre de son aîné. L’une des différences notables est que les raisonnements et dissertations ébauchées par le narrateur sont fréquemment interrompus et laissés inachevés, car déplaisent au sultan de Crébillon, avide d’histoires, tandis que chez Diderot, elles sont déployées plus librement. On reconnaît là le côté peu théoricien du premier. Les aventures contées sont plaisantes et souvent amusantes, mais ce qui m’a le plus plu est avant tout le style : très loin de la vulgarité de certaines œuvres érotiques, rien n’est désigné crûment, mais au contraire, les doubles sens et les litotes abondent. Cette écriture délicate et à double entente était pour moi un véritable régal.
Il n’en a pas été de même dans son autre conte aux couleurs exotiques – japonaises cette fois –, Tanzaï et Néadarné (1734) : c’est ma première et unique déception avec cet auteur. Je n’ai décidément pas accroché à ce récit fantaisiste où se côtoient fées, démons, princes, princesses et génies. Les personnages m’agaçaient fortement, soit par leur caractère – la fierté déplacée et prétentieuse de Tanzaï, l’amour aveugle et stupide de Néadarné pour celui-ci, notamment –, soit par leurs interminables digressions, comme celles de Moustache, pastiches du style de Marivaux. L’intrigue elle-même, bien que constituant une métaphore d’une situation politique de l’époque (ce qui n’a pas échappé aux censeurs qui ont fait emprisonner Crébillon pour cet ouvrage), ne m’a pas plu non plus : une prophétie interdit au prince Tanzaï de se marier avant un certain âge, mais, épris de Néadarné, il désobéit. Commencent alors une série de malheurs mettant en scène une écumoire et une chasteté forcée, pouvant se résumer ainsi : deux amants sont obligés de se tromper l’un l’autre pour s’aimer.
Moins riche en personnages, Le sylphe (1730), conte sous forme d’une longue lettre, n’est pas pour autant pauvre au niveau des interprétations qu’il a suscitées : libertinage d'idées, métaphore de la masturbation ou de la méthode libertine de séduction, inconscient, critique de la société matrimoniale et religieuse du temps, etc. (voir le petit dossier de Jérome Vérain en fin d’ouvrage chez Mille et une nuits) L’intrigue y est assez simple : il s’agit d’une conversation entre une femme et un sylphe séducteur. Cet échange est brillant et très bien mené par chacun des deux protagonistes, bien que la victoire masculine soit évidente dès le début du récit. Le discours libertin de la séduction y est déployé dans toutes ses subtilités par Crébillon, de manière magistrale.

Dans le second texte de sa carrière d’écrivain, Lettres de la Marquise de M*** au Comte de R*** (1732), Crébillon privilégie ensuite une autre approche : le point de vue unique de la « victime » amoureuse dans un roman épistolaire monodique. Toutes les étapes de la séduction sont également franchies, mais on n’en voit que les effets, sans assister à l’action même opérée, entre autres, par les lettres – absentes – du Comte. A travers les missives de la Marquise, aux tons divers : du badinage au désespoir, en passant par l’amour naissant, la jalousie et le bonheur, le lecteur suit toute l’évolution de cette relation amoureuse. Dans ce roman de l’amour (une exception dans l’œuvre de Crébillon plus connu comme l’écrivain du goût et du moment), où le style de l’auteur n’est pas encore aussi affirmé et raffiné que dans ses œuvres suivantes, celui-ci fait preuve d’un grand esprit d’observation de la psychologie humaine du point de vue amoureux. Je le juge ici un digne successeur de Mme de La Fayette.
Son second roman épistolaire, Lettres athéniennes (1771), m’a moins plu par contre. Je partais pourtant avec un a priori plutôt positif : en effet, ce roman polyphonique débutait de manière semblable aux Liaisons dangereuses (l’influence de Crébillon sur Laclos a d’ailleurs fait l’objet d’un débat chez les chercheurs), avec un agencement des lettres savamment choisi de manière à créer un effet de suspense. Alcibiade, le terrible séducteur athénien, avait choisi d’attaquer l’imprenable Aspasie, la femme de son maître Périclès. Il en triomphe ensuite assez rapidement, en moins de dix lettres, et le récit se poursuit entre séductions et tirades politiques où transparaissent parfois certaines idées qui annoncent celles du Marquis de Sade par la suite (notamment à propos de la vertu : celle-ci ne serait pas naturelle, mais le fruit de la civilisation, et est donc inutile puisqu’opposée à la nature). Bien que fort intéressée par l’ensemble, je n’ai pas su me passionner pour celui-ci. Laclos a, selon moi, bien mieux exploité la forme épistolaire que Crébillon ne l’a fait, et le roman souffrait tout de même de plusieurs longueurs.

Enfin, j’ai également – et surtout – découvert les dialogues de Crébillon, qui sont de pures merveilles, et tout particulièrement La nuit et le moment (1755), mon coup de cœur si je devais en sélectionner un dans la bibliographie de cet auteur. Cette œuvre-ci est à deux voix, un homme et une femme, et déploie à nouveau tout l’art de la séduction libertine, mais véritablement à sa perfection. Seuls les échanges et les voix participent à l’intrigue, les didascalies transmettant davantage un regard critique de l’auteur sur les discours de ses personnages que des indications de décor essentielles. En effet, si Clitandre possède un savoir-faire certain dans les choses de l’amour, comme en témoignent ses amantes successives et Cidalise, il manie avant tout la langue de manière tout à fait délicieuse et irrésistible. Expert dans la séduction comme dans la narration, il sait adopter le ton juste : tour à tour persuasif, pressant et délicat, respectueux et impertinent. Il n’est donc pas étonnant de voir Cidalise lui céder finalement, et ce n’est d’ailleurs guère là l’important : comme dans tout bon roman libertin, le final et le dénouement importent bien moins que la marche suivie pour y parvenir.
Le hasard du coin du feu (1763) est un dialogue dans la même veine, excepté que trois personnages interviennent au lieu de deux. On y trouve davantage de discussions théoriques sur l’amour et le goût, mais le style, moins galant, y est tout aussi plaisant et ambigu que dans Le sopha.

Je ne peux donc que vous conseiller la (re)découverte de cet auteur pour lequel je me suis passionnée pendant cet été et avec lequel je compte bien passer encore de très bonnes heures de lecture !


* Je tiens à repréciser le terme libertin qu’on confond souvent avec érotique ou pornographique en matière de littérature : les romans libertins sont des romans mettant en scène des libertins et « une liberté de penser et d’agir qui se caractérise le plus souvent par une dépravation morale, une quête égoïste du plaisir. » [Wikipédia – Libertin] Certains de ces écrits contiennent en effet des scènes érotiques plus ou moins abondamment décrites (pour ne prendre que deux exemples, La philosophie dans le boudoir du Marquis de Sade et de L’éducation de Laure de Mirabeau), mais c’est loin d’être le cas de toutes les œuvres : celles de Claude de Crébillon et Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, notamment, sont des romans libertins non érotiques.


Un mot : nuit
L’extrait le plus connu de La nuit et le moment :
On se plaît, on se prend. S’ennuie-t-on l’un avec l’autre ? on se quitte avec tout aussi peu de cérémonie que l’on s’est pris. Revient-on à se plaire ? on se reprend avec autant de vivacité que si c’était la première fois qu’on s’engageât ensemble. On se quitte encore, et jamais on ne se brouille. Il est vrai que l’amour n’est entré pour rien dans tout cela ; mais l’amour, qu’était-il un désir que l’on se plaisait à s’exagérer ? Un mouvement des sens, dont il avait plu à la vanité des hommes de faire une vertu ? On sait aujourd’hui que le goût seul existe ; […]
[Claude de CREBILLON, La nuit et le moment suivi de Le hasard du coin du feu, Paris, GF Flammarion, 1993, p. 48.]


D’autres œuvres de Crébillon :
  • Le dialogue des morts (1745) 
  • Les amours de Zéokinisul, roi des Kofirans (1746), attribution discutée 
  • Ah quel conte ! (1754) 
  • Les Heureux Orphelins (1754) 
  • Lettres de la Duchesse de *** au duc de *** (1768)
***
Dans la même rubrique (en 2011) :
  • Delphine de Germaine de Staël (novembre)

2 commentaires:

  1. C'est un auteur classique que je n'ai jamais lu malgrè mes études littéraires...

    Merci d'avoir participé à cette session !

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  2. C'est que tu nous donnerais envie de le lire ^^

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